Les masques de Saint-Marc
1
« La bombe, jaillie de la foule des curieux, éclata avec une énorme boule de feu au moment où la calèche de Napoléon III s’arrêtait devant l’Opéra. L’explosion brisa la verrière à l’entrée de la salle, déchiqueta une demi-douzaine de spectateurs anonymes et éteignit les becs de gaz dans la rue. Une fois la portière débloquée, il apparut que le couple impérial était sain et sauf. Quand l’impératrice Eugénie pénétra dans sa loge, la robe couverte de taches sombres, une rumeur inquiète parcourut l’orchestre ; ce n’était néanmoins que le sang d’un adjudant. Pendant l’entracte, le gouvernement, accouru en hâte, présenta ses compliments au chef de l’État. Le retour aux Tuileries rappelait un cortège triomphal. Tout Paris était debout pour acclamer les miraculés. »
Un cortège triomphal. Toute une ville debout pour acclamer les miraculés.
François-Joseph reposa sur son bureau la chemise remplie de coupures de journaux datant de l’année 1858. Puis il se leva et s’approcha de la fenêtre. À l’ouest, le soleil automnal donnait aux nuages l’aspect d’un trait de plume gris et délavé. Une soudaine bourrasque chassa une volée de feuilles jaunâtres dans la cour intérieure de la Hofburg. De l’autre côté de la place, un vieil homme nettoyait le pavé avec un balai de ramilles. Un autre s’approcha d’un pas traînant et s’arrêta pour bavarder avec lui. L’empereur ferma les yeux. L’espace d’un instant, les deux vieillards se transformèrent dans son imagination en une foule déchaînée, poussée sous ses fenêtres par une brutale tempête d’enthousiasme monarchique.
Un cortège triomphal. Toute une ville debout pour acclamer les miraculés.
L’idée tenait du génie. Et surtout, elle venait de lui, même si – il fallait le reconnaître – il s’était à l’origine contenté d’une allusion à peine sérieuse, presque effrayé déjà par sa propre audace. Ce n’était pas parce que son officier d’ordonnance, le comte Crenneville, s’était emparé de cette allusion et avait fait ce qu’il fallait pour sa mise en œuvre qu’il pouvait à présent en revendiquer la paternité. François-Joseph se promit de le lui rappeler si nécessaire, à condition bien entendu que tout finît bien.
Il s’éloigna de la fenêtre quand la calèche noire de Crenneville, tirée par deux chevaux à la robe tigrée, traversa la cour, s’approcha des sentinelles et s’immobilisa avec fracas. Les soldats saluèrent, puis les bêtes repartirent en haletant. Le claquement du fer sous leurs sabots s’atténua avant que la voiture disparaisse sous le passage.
Ils étaient donc là. Et d’ici quelques instants, le comte Crenneville entrerait dans son cabinet de travail en compagnie du colonel Hölzl pour discuter les derniers détails. François-Joseph sentit son estomac se nouer. Saisi d’un frisson, il ferma le battant de la porte entrebâillée d’un geste militaire et tira sur le col de sa veste d’uniforme. Les deux énormes poêles blancs en faïence, qu’on alimentait par une trappe dans le couloir adjacent, remontaient à Marie-Thérèse et ne répandaient qu’une chaleur insuffisante. Quand l’hiver s’installerait, dans six semaines environ, il serait obligé d’utiliser des chaufferettes, de petites boîtes portables remplies de charbons ardents.
Il s’installa à son bureau et saisit une plume d’un geste machinal. Non, vraiment, pensa-t-il, on ne pouvait pas en vouloir à l’impératrice de broyer du noir dès que son séjour à la Hofburg se prolongeait. Même s’il ne pouvait rien y changer, il savait combien elle souffrait de l’air confiné et de l’austère étiquette espagnole qui régnaient au palais. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était montrer de la compréhension pour ses états d’âme et l’assurer de son amour. En espérant que celui-ci comptait encore pour elle, songea-t-il dans un soupir.
Quoi qu’il en soit, le petit voyage à Venise prévu pour la semaine suivante semblait rien moins que bienvenu. Contre toute habitude, elle n’avait pas refusé de l’accompagner en visite officielle. Elle paraissait même se réjouir de retrouver la ville sur la lagune. Par précaution, il s’était gardé de lui confier ses projets réels. Le cercle des personnes dans le secret devait rester, pour des raisons évidentes, le plus restreint possible. Si l’affaire venait à s’ébruiter, il en résulterait
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