Les rêveries du promeneur solitaire
temps à connaître
la nature et la destination de mon être avec plus d'intérêt et de
soin que je n'en ai trouvé dans aucun autre homme. J'en ai beaucoup
vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur
philosophie leur était pour ainsi dire étrangère. Voulant être plus
savants que d'autres, ils étudiaient l'univers pour savoir comment
il était arrangé, comme ils auraient étudié quelque machine qu'ils
auraient aperçue, par pure curiosité. Ils étudiaient la nature
humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se
connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais
non pas pour s'éclairer en dedans. Plusieurs d'entre eux ne
voulaient que faire un livre, n'importait quel, pourvu qu'il fût
accueilli. Quand le leur était fait et publié, son contenu ne les
intéressait plus en aucune sorte, si ce n'est pour le faire adopter
aux autres et pour le défendre au cas qu'il fût attaqué, mais du
reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s'embarrasser
même que ce contenu fût faux ou vrai pourvu qu'il ne fût pas
réfuté. Pour moi, quand j ai désiré d'apprendre, c'était pour
savoir moi-même et non pas pour enseigner ; j'ai toujours cru
qu'avant d'instruire les autres il fallait commencer par savoir
assez pour soi, et de toutes les études que j'ai tâché de faire en
ma vie au milieu des hommes il n'y en a guère que je n'eusse faites
également seul dans une île déserte où j'aurais été confiné pour le
reste de mes jours. Ce qu'on doit faire dépend beaucoup de ce qu'on
doit croire, et dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins
de la nature nos opinions sont la règle de nos actions. Dans ce
principe qui fut toujours le mien, j'ai cherché souvent et
longtemps pour diriger l'emploi de ma vie à connaître sa véritable
fin, et je me suis bientôt consolé de mon peu d'aptitude à me
conduire habilement dans ce monde, en sentant qu'il n'y fallait pas
chercher cette fin.
Né dans une famille où régnaient les moeurs et la piété, élevé
ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de
religion, j'avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes,
des maximes d'autres diraient des préjugés, qui ne m'ont jamais
tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi- même, alléché
Par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l'espérance
forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai
toujours chrétien, et bientôt gagné par l'habitude mon coeur
s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les
exemples de madame de Warens m'affermirent dans cet attachement. La
solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeunesse l'étude
des bons livres à laquelle je me livrai tout entier renforcèrent
auprès d'elle mes dispositions naturelles aux sentiments
affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon.
La méditation dans la retraite, l'étude de la nature, la
contemplation de l'univers forcent un solitaire à s'élancer
incessamment vers l'auteur des choses et à chercher avec une douce
inquiétude la fin de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce
qu'il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde
je n'y retrouvai plus rien qui pût flatter' un moment mon coeur. Le
regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l'indifférence
et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre
à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets
désirs, j'espérai peu, j'obtins moins, et je sentis dans des lueurs
même de prospérité que quand j'aurais obtenu tout ce que je croyais
chercher je n'y aurais point trouvé ce bonheur dont mon coeur était
avide sans en savoir démêler l'objet. Ainsi tout contribuait à
détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui
devaient m'y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu'à l'âge
de quarante ans flottant entre l'indigence et la fortune, entre la
sagesse et l'égarement, plein de vices d'habitude sans aucun
mauvais penchant dans le coeur, vivant au hasard sans principes
bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les
mépriser, mais souvent sans les bien connaître. Dès ma jeunesse
j'avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes
efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre.
Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je
fusse, de ne plus me débattre pour en
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