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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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attachements
aimables qui sans cesse occupaient mon coeur, je m'oubliais en
quelque façon moi- même, j'étais tout entier à ce qui m'était
étranger et j'éprouvais dans la continuelle agitation de mon coeur
toute la vicissitude des choses humaines. Cette vie orageuse ne me
laissait ni paix au-dedans ni repos au-dehors. Heureux en
apparence, je n'avais pas un sentiment qui pût soutenir l'épreuve
de la réflexion et dans lequel je pusse vraiment me complaire.
Jamais je n'étais parfaitement content ni d'autrui ni de moi-même.
Le tumulte du monde m'étourdissait la solitude m'ennuyait, j'avais
sans cesse besoin de changer de place et je n'étais bien nulle
part. J'étais fêté pourtant, bien voulu, bien reçu, caressé
partout. Je n'avais pas un ennemi, pas un malveillant, pas un
envieux. Comme on ne cherchait qu'à m'obliger j'avais souvent le
plaisir d'obliger moi-même beaucoup de monde, et sans bien, sans
emploi, sans fauteurs ni sans grands talents bien développés ni
bien connus je jouissais des avantages attachés à tout cela, et je
ne voyais personne dans aucun état dont le sort me parût préférable
au mien. Que me manquait-il donc pour être heureux, je
l'ignore ; mais je sais que je ne l'étais pas. Que me
manque-t-il aujourd'hui pour être le plus infortuné des
mortels ? Rien de tout ce que les hommes ont pu mettre du leur
pour cela. Eh bien, dans cet état déplorable je ne changerais pas
encore d'être et de destinée contre le plus fortuné d'entre eux, et
j'aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d'être aucun
de ces gens-là dans toute leur prospérité. Réduit à moi seul, je me
nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s'épuise
pas et je me suffis à moi-même, quoique je rumine pour ainsi dire à
vide et que mon imagination tarie et mes idées éteintes ne
fournissent plus d'aliments à mon coeur. Mon âme offusquée,
obstruée par mes organes, s'affaisse de jour en jour et sous le
poids de ces lourdes masses n'a plus assez de vigueur pour
s'élancer comme autrefois hors de sa vieille enveloppe.
    C'est à ce retour sur nous-mêmes que nous force l'adversité, et
c'est peut-être là ce qui la rend le plus insupportable à la
plupart des hommes. Pour moi qui ne trouve à me reprocher que des
fautes, j'en accuse ma faiblesse et je me console ; car jamais
mal prémédité n'approcha de mon coeur.
    Cependant, à moins d'être stupide, comment contempler un moment
ma situation sans la voir aussi horrible qu'ils l'ont rendue, et
sans périr de douleur et de désespoir ? Loin de cela, moi le
plus sensible des êtres, je la contemple et ne m'en émeus pas, et
sans combats, sans efforts sur moi- même, je me vois presque avec
indifférence dans un état dont nul autre homme peut-être ne
supporterait l'aspect sans effroi. Comment en suis-je venu
là ? Car j'étais bien loin de cette disposition paisible au
premier soupçon du complot dont j'étais enlacé depuis longtemps
sans m'en être aucunement aperçu. Cette découverte nouvelle me
bouleversa. L'infamie et la trahison me surprirent au dépourvu.
Quelle âme honnête est préparée à de tels genres de peines ?
Il faudrait les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les
pièges qu'on creusa sous mes pas, l'indignation, la fureur, le
délire s'emparèrent de moi, je perdis la tramontane, ma tête se
bouleversa, et dans les ténèbres horribles où l'on n'a cessé de me
tenir plongé je n'aperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui
ni prise où je pusse me tenir ferme et résister au désespoir qui
m'entraînait. Comment vivre heureux et tranquille dans cet état
affreux ? J'y suis pourtant encore et plus enfoncé que jamais,
et j'y ai retrouvé le calme et la paix et j'y vis heureux et
tranquille et j'y ris des incroyables tourments que mes
persécuteurs se donnent sans cesse tandis que je reste en paix
occupé de fleurs, d'étamines et d'enfantillages, et que je ne songe
pas même à eux. Comment s'est fait ce passage ? Naturellement
insensiblement et sans peine. La première surprise fut
épouvantable. Moi qui me sentais digne d'amour et d'estime, moi qui
me croyais honoré, chéri comme je méritais de l'être, je me vis
travesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il n'en exista
jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entière
dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans
honte, et sans que je puisse parvenir à savoir jamais la cause

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