Les rêveries du promeneur solitaire
Bovier se
tenait à côté de moi sans m'imiter et sans rien dire. Un de ses
amis survint, qui me voyant picorer ces grains me dit :
"Eh ! monsieur, que faites-vous là ? Ignorez-vous que ce
fruit empoisonne ? — Ce fruit empoisonne ? m'écriai-je
tout surpris. — Sans doute, reprit-il, et tout le monde sait si
bien cela que personne dans le pays ne s'avise d'en goûter." Je
regardai le sieur Bovier et je lui dis : "Pourquoi donc ne
m'avertissiez-vous pas ? — Ah ! monsieur me répondit-il
d'un ton respectueux, je n'osais pas prendre cette liberté." Je me
mis à rire de cette humilité dauphinoise, en discontinuant
néanmoins ma petite collation. J'étais persuadé, comme je le suis
encore, que toute production naturelle agréable au goût ne peut
être nuisible au corps ou ne l'est du moins que par son excès.
Cependant j'avoue que je m'écoutai un peu tout le reste de la
journée : mais j'en fus quitte pour un peu d'inquiétude, je
soupai très bien, dormis mieux, et me levai le matin en parfaite
santé, après avoir avalé la veille quinze ou vingt grains de ce
terrible Hippophage, qui empoisonne à très petite dose, à ce que
tout le monde me dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure me
parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais sans rire de la
singulière discrétion de M. l'avocat Bovier.
Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du
local, des objets qui m'ont frappé, les idées qu'il m'a fait
naître, les incidents qui s'y sont mêlés, tout cela m'a laissé des
impressions qui se renouvellent par l'aspect des plantes
herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux
paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces
montagnes, dont l'aspect a toujours touché mon coeur : mais
maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je
n'ai qu'à ouvrir mon herbier et bientôt il m'y transporte. Les
fragments des plantes que j'y ai cueillies suffisent pour me
rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un
journal d'herborisations qui me les fait recommencer avec un
nouveau charme et produit l'effet d'un optique qui les peindrait
derechef à mes yeux. C'est la chaîne des idées accessoires qui
m'attache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon
imagination toutes les idées qui la flattent davantage. Les prés,
les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos qu'on
trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à
ma mémoire. Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur
haine, leur mépris, leurs outrages, et tous les maux dont ils ont
payé mon tendre et sincère attachement pour eux. Elle me transporte
dans des habitations paisibles au milieu de gens simples et bons
tels que ceux avec qui j'ai vécu jadis. Elle me rappelle et mon
jeune âge et mes innocents plaisirs, elle m'en fait jouir derechef,
et me rend heureux bien souvent encore au milieu du plus triste
sort qu'ait subi jamais un mortel.
Huitième Promenade
En méditant sur les dispositions de mon âme dans toutes les
situations de ma vie, je suis extrêmement frappé de voir si peu de
proportion entre les diverses combinaisons de ma destinée et les
sentiments habituels de bien ou mal être dont elles m'ont affecté.
Les divers intervalles de mes courtes prospérités ne m'ont laissé
presque aucun souvenir agréable de la manière intime et permanente
dont elles m'ont affecté, et au contraire dans toutes les misères
de ma vie je me sentais constamment rempli de sentiments tendres,
touchants, délicieux, qui versant un baume salutaire sur les
blessures de mon coeur navré semblaient en convertir la douleur en
volupté, et dont l'aimable souvenir me revient seul, dégagé de
celui des maux que j'éprouvais en même temps. Il me semble que j'ai
plus goûté la douceur de l'existence, que j'ai réellement plus vécu
quand mes sentiments resserrés, pour ainsi dire, autour de mon
coeur par ma destinée, n'allaient point s'évaporant au-dehors sur
tous les objets de l'estime des hommes, qui en méritent si peu par
eux-mêmes et qui font l'unique occupation des gens que l'on croit
heureux.
Quand tout était dans l'ordre autour de moi quand j'étais
content de tout ce qui m'entourait et de la sphère dans laquelle
j'avais à vivre, je la remplissais de mes affections. Mon âme
expansive s'étendait sur d'autres objets, et toujours attiré loin
de moi par des goûts de mille espèces, par des
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