L’impératrice lève le masque
l’armée.
Après une courte pause, il continua :
— Ce procès s’est conclu par l’acquittement du principal accusé. Et cela – d’après ce que le conseiller avait découvert par hasard – dans des conditions tout à fait intéressantes. Le plus stupide pour le colonel, c’est qu’il y avait des traces écrites.
Tron ne comprenait toujours pas où il voulait en venir.
— Vous pensez que les documents volés concernaient…
— … le rôle de Pergen dans les acquittements en question, lui coupa-t-il la parole. Le colonel s’est fait acheter. Les documents en apportaient la preuve.
— Donc, il était fichu si ces papiers étaient remontés jusqu’aux autorités ?
— Parfaitement. Et je sais par hasard que l’irréprochable neveu du conseiller est de mèche avec lui.
Il jeta au commissaire un regard lourd de sens. On ne pouvait se méprendre sur ce qu’il laissait entendre.
— Vous portez contre le colonel Pergen et le sous-lieutenant Grillparzer des accusations graves, constata Tron.
— Vous avez dit vous-même qu’il restait des questions en suspens. Maintenant, vous savez que vous aviez raison.
— Par malheur, vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez. Et sans preuve, je ne peux pas entreprendre grand-chose. Qu’en pensez-vous ? Pergen sait-il que vous êtes au courant de l’existence de ces documents ?
Ballani haussa les épaules.
— Difficile à dire. En tout cas, je me suis bien gardé de laisser entrevoir quoi que ce soit.
— Et maintenant ?
— J’attends que quelqu’un m’apporte la somme convenue et que mon œil dégonfle.
Tron se leva.
— Votre aide m’a été très précieuse, monsieur Ballani. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
La réponse fut aussi rapide que si l’autre s’était attendu à cette question.
— Je pense que oui.
— Quoi donc ?
— Découvrez le véritable assassin du conseiller.
Avant de sortir, Tron se retourna une dernière fois et constata que le musicien n’avait pas fait le moindre geste. Il le suivait d’un œil, la serviette posée sur l’autre, le regard aussi éteint que la lampe triste qui jetait sur sa chevelure une faible lueur.
Si ce qu’il avait raconté était vrai, tout prenait soudain un sens : la hâte avec laquelle le colonel s’était emparé de l’affaire, le silence sur ses relations avec le sous-lieutenant, la dispute entre Pergen et Grillparzer au casino Molin. Peut-être le neveu du conseiller avait-il refusé de confier les papiers à son supérieur ou demandé plus que celui-ci n’était prêt à payer ?
D’un autre côté, cela ne résolvait toujours pas de nombreuses questions : quel rôle la femme jouait-elle là-dedans ? N’était-il pas étrange de s’encombrer d’une prostituée avant de commettre un meurtre ? Et pour finir : comment Spaur réagirait-il à la version de Ballani ? Le commandant en chef la rejetterait-il sans remords en faisant valoir l’absence de preuves ? Ou bien s’adresserait-il aussitôt à Toggenburg ? Aucune de ces deux hypothèses n’était convaincante.
Au-dehors, la neige était moins drue, mais hormis quelques enfants qui s’efforçaient en vain de faire un bonhomme de neige, le campo Santa Margherita était vide. Tron releva le col de son manteau et enfonça son haut-de-forme. Puis il enfouit ses mains dans les poches de sa fourrure et se mit en route. Devant la scuola dei Varotari, il croisa une vieille qui tirait une luge chargée de petit bois. Derrière elle marchait un homme de grande taille. Quand ils furent au même niveau, ses yeux rencontrèrent ceux du commissaire. Tout se passa trop vite pour qu’ils puissent se saluer comme la politesse l’eût exigé, mais en revanche, Tron eut le temps de reconnaître Pergen : le colonel se rendait chez Raffaele Ballani.
1 - Rive piétonne d’un canal. ( N.d.T. )
2 - Confrérie d’entraide. ( N.d.T. )
3 - Fourreurs. ( N.d.T. )
22
Il avait de nouveau bien neigé au cours de la nuit. En chemin vers la questure, Tron constata sans surprise que personne n’avait eu l’idée de repousser la neige dans les canaux ou au moins de tracer de petits sentiers dans l’épaisse couche qui arrivait à hauteur de cheville. Comme toujours, les Vénitiens comptaient sur un changement atmosphérique pour résoudre le problème et se satisfaisaient de l’intervention du régiment des chasseurs croates qui avait balayé la place Saint-Marc, la Piazzetta 1 et le bord de la riva degli
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