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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Annie Ernaux
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d’autant plus irréfutable qu’elle était lestée par le désir de
blesser, de l’obliger à s’insurger contre une dépendance que je lui faisais
valoir. J’étais satisfaite du choix des mots, de la formulation concise et
j’aurais voulu proférer sur-le-champ ma phrase « qui tue »,
transporter ma réplique travaillée, parfaite, du théâtre de l’imaginaire à
celui de la vie.
     
     
    Faire absolument quelque chose et le faire tout de suite,
sans pouvoir supporter le moindre délai. Cette loi de l’urgence qui caractérise
les états de folie et de souffrance, je l’éprouvais constamment. Devoir
attendre le prochain appel pour lui assener la vérité que je venais de
découvrir et de me formuler était intolérable. Comme si cette vérité pouvait
cesser d’en être une au fur et à mesure que les jours passaient.
    En même temps, c’était l’espérance de me débarrasser de ma
douleur par un coup de téléphone, une lettre, le renvoi de photos où nous
étions ensemble, de la mettre, définitivement, « au-dessus de soi ».
Mais peut-être toujours, au fond, le désir de ne pas réussir, de garder cette
souffrance qui, alors, donnait son sens au monde. Puisque la véritable finalité
de ces gestes était de l’obliger à réagir et de maintenir ainsi un lien
douloureux.
     
     
    Souvent, l’urgence d’agir d’une façon ou d’une autre
s’accompagnait de délibérations fiévreuses. Écrire ou téléphoner. Aujourd’hui,
demain, dans une semaine. Dire ceci plutôt que cela. En fin de compte,
soupçonnant peut-être l’inefficacité de tout, j’avais recours au tirage au sort
avec des cartes ou des petits papiers pliés dans lesquels je puisais en fermant
les yeux. La satisfaction ou, à l’inverse, le regret que j’éprouvais en lisant
la réponse servait à me renseigner sur mon désir réel.
     
     
    Si j’arrivais à ne pas succomber à l’urgence et à différer
d’un ou plusieurs jours le coup de fil que je brûlais de lui donner, ma voix
contrainte, les mots qui m’échappaient, décalés ou agressifs, ruinaient l’effet
que j’attendais du délai. Qui, je le percevais, apparaissait à W. pour ce qu’il
était, une manœuvre cousue de fil blanc.
    Et devant son refus de discuter, son inertie d’homme pris
entre deux femmes, une bouffée de rage m’enlevait la faculté d’argumenter et
l’usage maîtrisé du langage : au bord de débonder ma douleur en insultes –
« restes-y, grand con, avec ta pouffiasse » –, je fondais en larmes.

 
     
    Un dimanche après-midi, je suis allée au théâtre avec L., de
passage en France, que je n’avais pas revu depuis sept ans. Ensuite, nous avons
fait l’amour sur le canapé du salon de ses parents, par un enchaînement de
gestes revenant tout seuls. Il m’a dit que j’étais belle et que je suçais
merveilleusement. Dans ma voiture, en revenant chez moi, j’ai pensé que ce
n’était pas suffisant pour me délivrer. La « purgation des passions »
que j’ai souvent espérée de l’acte sexuel – et qu’une chanson de carabin me
paraît assez bien exprimer : « Ah ! fous-moi donc ta pine dans
le cul/Et qu’on en finisse/Ah ! (etc.)/Qu’on n’en parle plus » – ne
s’était pas produite.
     
    [J’ai tout attendu du plaisir sexuel, en plus de lui-même.
L’amour, la fusion, l’infini, le désir d’écrire. Ce qu’il me semble avoir
obtenu de mieux jusqu’ici, c’est la lucidité, une espèce de vision subitement
simple et désentimentalisée du monde.]

 
     
    À l’automne, lors d’un colloque pluridisciplinaire où
j’intervenais, j’ai remarqué dans le public, au second rang, une femme aux
cheveux bruns et courts, plutôt petite semblait-il, la quarantaine élégante et
stricte, en tailleur sombre, dont le regard revenait continuellement sur moi. Un
sac de cuir qu’on attache dans le dos était déposé près de son siège. J’ai été
sûre immédiatement que c’était elle. Durant les communications des autres
intervenants, nos regards n’ont cessé de s’attirer et de se détourner dans le
quart de seconde où ils se croisaient. Au moment du débat, elle a demandé la
parole. Avec aisance, d’une voix pleine de maîtrise, elle a posé une question
concernant mon intervention mais en s’adressant à mon voisin. Cette façon
ostensible de m’ignorer a constitué une preuve éclatante : c’était elle
qui, ayant lu mon nom sur l’annonce du colloque sans doute affichée

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