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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Annie Ernaux
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de
décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le
siège, de transformer l’individuel et l’intime en une substance sensible et
intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris,
s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie,
qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie et je
travaille dans l’invisible.

 
     
    Quand je l’appelais sur son portable – il ne m’avait pas,
naturellement, donné son numéro chez l’autre femme – il lui arrivait de
s’exclamer, « je pensais justement à toi il y a une minute ! ».
Loin de me réjouir, de me faire croire à une communion des esprits, cette
remarque m’accablait. Je n’entendais qu’une chose : le reste du temps je
n’étais pas dans sa pensée. C’était exactement la phrase que je n’aurais pas pu
dire : du matin au soir, lui et elle ne quittaient pas la mienne.
     
     
    Dans la conversation, il jetait parfois incidemment,
« je ne t’ai pas dit ? », enchaînant sans attendre la réponse le
récit d’un fait survenu dans sa vie les jours précédents, l’annonce d’une
nouvelle concernant son travail. Cette fausse question m’assombrissait
aussitôt. Elle signifiait qu’il avait déjà raconté cette chose à l’autre
femme. C’est elle qui, en raison de sa proximité, avait la primeur de tout ce
qui lui arrivait, de l’anodin à l’essentiel. J’étais toujours la seconde
– dans le meilleur des cas – à être informée. Cette possibilité de partager,
dans l’instant, ce qui survient, ce qu’on pense, et qui joue un si grand rôle
dans le confort du couple et sa durée, j’en étais dépossédée. « Je ne t’ai
pas dit ?» me plaçait dans le cercle des amis et des familiers qu’on voit
épisodiquement. Je n’étais plus la première et indispensable dépositaire de sa
vie au jour le jour. « Je ne t’ai pas dit ? » me renvoyait à ma
fonction d’oreille occasionnelle. « Je ne t’ai pas dit ? »
c’était : je n’avais pas besoin de te le dire.
    Pendant ce temps je vivais en poursuivant inlassablement le
récit intérieur, tissé de choses vues et entendues au fil des jours, qu’on
destine à l’être aimé en son absence – la description de mon quotidien qui, je
m’en rendais vite compte, ne l’intéressait plus.
     
     
    Qu’entre toutes les possibilités qui s’offrent à un homme
dans la trentaine, il ait préféré une femme de quarante-sept ans m’était
intolérable. Je voyais dans ce choix la preuve évidente qu’il n’avait pas aimé
en moi l’être unique que je croyais être à ses yeux mais la femme mûre avec ce
qui la caractérise le plus souvent, l’autonomie économique, une situation
stable, la pratique acquise, sinon le goût, du maternage et la douceur
sexuelle. Je me constatais interchangeable dans une série. J’aurais pu aussi
bien retourner le raisonnement et admettre que les avantages procurés par sa
jeunesse avaient compté dans mon attachement pour lui. Mais je n’avais aucune
envie de m’efforcer à la réflexion objective. Je trouvais dans l’allégresse et
la violence de la mauvaise foi un recours contre le désespoir.
     
    La supériorité compensatrice que j’aurais pu éprouver par
rapport à cette femme, en certaines occasions sociales, pour la reconnaissance
de mon travail, je la voyais de l’extérieur. Cet imaginaire des autres, leur
regard, qu’il est si fortifiant de se représenter, de supputer, qui flatte
tellement la vanité, n’avait aucun pouvoir contre son existence. Dans cet
évidement de soi qu’est la jalousie, qui transforme toute différence avec
l’autre en infériorité, ce n’était pas seulement mon corps, mon visage, qui
étaient dévalués, mais aussi mes activités, mon être entier. J’allais jusqu’à
me sentir mortifiée qu’il puisse regarder chez l’autre femme la chaîne
Paris-Première que je ne reçois pas. Et je ressentais comme un signe de
distinction intellectuelle, une marque supérieure d’indifférence aux choses
pratiques, qu’elle ne sache pas conduire et n’ait jamais passé le permis, moi
qui avais jubilé de posséder le mien à vingt ans pour aller bronzer en Espagne
comme tout le monde.
     
    Le seul moment de jouissance était d’imaginer que l’autre
femme découvrait qu’il me voyait encore, qu’il venait, par exemple, de
m’offrir un soutien-gorge et un string pour mon anniversaire. J’éprouvais

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