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L'Occupation

L'Occupation

Titel: L'Occupation Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Annie Ernaux
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« pété les plombs ».
    (Il se peut que ce récit ait, à mon insu, la même fonction
d’exemplarité.)
     
     
    Dans la journée, je réussissais à réprimer mes désirs. Avec
la nuit, mes défenses tombaient et mon besoin de savoir revenait, plus invasif
que jamais, comme s’il n’avait été qu’endormi par l’activité quotidienne ou
réduit provisoirement par la raison. Je m’y livrais avec d’autant moins de
retenue que j’avais résisté toute la journée. C’était une récompense que je
m’offrais pour m’être « bien conduite » aussi longtemps, à la manière
des obèses qui observent scrupuleusement un régime depuis le matin et
s’octroient le soir une plaquette de chocolat.
     
     
    Appeler « tous les gens » de l’immeuble où elle
habitait avec W. — j’avais relevé la liste des noms et des numéros de téléphone
sur le Minitel – était la chose dont j’avais le plus envie, et la plus
terrible. Ce serait, d’un seul coup, accéder à l’existence réelle de cette
femme en entendant une voix qui pourrait être la sienne.
    Un soir, j’ai composé chaque numéro, précédé du 36 51,
méthodiquement. Il y avait des répondeurs, des sonneries dans le vide, parfois
une voix d’homme inconnue disant allô et alors je raccrochais. Quand c’était
une femme, d’un ton à la fois neutre et déterminé, je demandais W., puis devant
la réponse négative ou étonnée, je m’exclamais que je m’étais trompée de
numéro. Ce passage à l’acte était un saut exaltant dans l’illicite. Je notais
scrupuleusement en face de chaque numéro appelé ses caractéristiques, homme ou
femme, répondeur, hésitation. Une femme a raccroché immédiatement après ma
question, sans un mot. J’étais sûre que c’était elle. Ensuite cela ne m’a pas
paru un indice probant. « Elle » devait être sur liste rouge.
     
     
    Parmi les noms que j’avais appelés, une femme avait indiqué
sur le répondeur le numéro de son portable, Dominique L. Décidée à ne laisser
passer aucune chance, j’ai téléphoné dès le lendemain matin. Une voix féminine
joyeuse, de celles qui trahissent l’impatience et le bonheur de recevoir un
appel, a claironné allô. Je suis restée muette. La voix du portable,
brusquement en alerte, répétait compulsivement allô. J’ai fini par raccrocher
sans rien dire, dans la gêne et l’émerveillement de découvrir un pouvoir
démoniaque aussi facile, celui d’affoler à distance en toute impunité.
     
     
    La dignité ou l’indignité de ma conduite, de mes désirs,
n’est pas une question que je me suis posée en cette occasion, pas plus que je
ne me la pose ici en écrivant. Il m’arrive de croire que c’est au prix de cette
absence qu’on atteint le plus sûrement la vérité.
     
     
     
    Dans l’incertitude et le besoin de savoir où j’étais, des
indices écartés pouvaient être réactivés brutalement. Mon aptitude à connecter
les faits les plus disparates dans un rapport de cause à effet était
prodigieuse. Ainsi, le soir du jour où il avait repoussé le rendez-vous que
nous devions avoir le lendemain, quand j’ai entendu la présentatrice de la
météo conclure l’annonce du temps par demain on fête les Dominique, j’ai
été sûre que c’était le prénom de l’autre femme : il ne pouvait pas venir
chez moi parce que c’était sa fête, qu’ils iraient ensemble au restaurant,
dîneraient aux chandelles, etc. Ce raisonnement s’enchaînait en un éclair. Je
ne pouvais le mettre en doute. Mes mains brusquement froides, mon sang
« qui n’avait fait qu’un tour » en entendant Dominique m’en
certifiaient la validité.
     
     
    On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné
de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction
poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la
paranoïa.
     
     
    J’écris d’ailleurs la jalousie comme je la vivais, en
traquant et accumulant les désirs, les sensations et les actes qui ont été les
miens en cette période. C’est la seule façon pour moi de donner une matérialité
à cette obsession. Et je crains toujours de laisser échapper quelque chose
d’essentiel. L’écriture, en somme, comme une jalousie du réel.

 
     
    Un matin, F., une amie de mon fils, m’a téléphoné. Elle
avait déménagé, me donnait sa nouvelle adresse, dans le XII e . Sa
logeuse l’invitait à prendre le thé,

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