[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
rien ? Peut-elle imaginer ce qu’il était il y a vingt-cinq ans, dix ans ? Lui-même parfois s’étonne.
En 1795, il y a seulement dix ans, il était un général de brigade famélique qui avait été emprisonné quelques mois plus tôt pour robespierrisme. Mais le nom de Robespierre fait-il trembler Marie-Antoinette Duchâtel ? Elle est trop jeune pour avoir connu la Terreur.
Il y a dix ans, poursuit-il, il était amoureux, peut-elle le croire, d’une jeune Marseillaise qui est aujourd’hui Mme la maréchale Bernadotte.
Que serai-je dans dix ans, en 1815 ?
Il entraîne Marie-Antoinette Duchâtel hors des sous-bois, dans les allées que le soleil chauffe un peu. La lumière est si vive qu’elle éblouit.
Il rencontre souvent, continue Napoléon, les personnes qu’il a connues ces années-là, il y a dix ou vingt ans. Il a reçu il y a peu, avec tous les honneurs, un vieil homme, le maréchal de Ségur, qui a signé en 1784, il y a vingt et un ans, son brevet de cadet gentilhomme, et qui a failli s’évanouir tant il était ému lorsqu’il l’a reconduit jusqu’à l’escalier. Mais Napoléon a aussi revu sa logeuse de Valence, ou bien tel ou tel de ses professeurs de Brienne, et bien sûr le grand Laplace, son examinateur à l’École militaire.
Je n’ai rien oublié. Ceux qui étaient au siège de Toulon ont été récompensés. Amis ou rivaux, le temps a effacé les aspérités, reste le souvenir de ces années. Marmont est maréchal. Et le général Du Teil, qui commanda à Auxonne, a été nommé commandant de la place de Metz .
— Je n’oublie jamais ceux qui m’ont aidé.
Il murmure :
— Et aimé.
Elle ne demande rien.
Mais il n’est pas dupe. Il reconnaît à sa voix, quand elle raconte les petites intrigues des salons, qu’elle pousse Murat et sa femme, dont elle est l’amie. Il fera de Murat un prince, grand amiral. Est-elle satisfaite ? Elle se contente de sourire. Mais il nommera Eugène de Beauharnais archichancelier, avec, lui aussi, le titre de Prince français. Il faut tenir l’équilibre entre les clans, enraciner son pouvoir par l’intérêt des uns et des autres. Il est sans illusion. Même sur Marie-Antoinette Duchâtel. Il faut qu’il donne, c’est ce qu’on attend de lui. Et il le doit, pour qu’on lui reste fidèle.
Tout en écoutant le babillage de Marie-Antoinette, il complète dans sa tête les listes de ceux qu’il fera grands dignitaires – il y en aura six – grands officiers civils, et auxquels il attribuera dans le faste de la salle du trône, le grand cordon de la Légion d’honneur. Ils seront quarante-huit – il les a tous en mémoire – à recevoir les Grandes Aigles.
— Savez-vous, dit-il en se dirigeant vers les bâtiments de la Malmaison, c’est avec l’honneur qu’on fait tout des hommes.
Il chuchote à Mme Duchâtel, avant d’entrer au salon, qu’il la reverra chez elle, dans la petite maison de l’allée des Veuves, aux Champs-Élysées, qu’il lui a louée pour qu’ils puissent se retrouver sans craindre une nouvelle visite de Joséphine et l’un de ses esclandres insupportables.
Joséphine a le visage creusé, la couche épaisse de poudre qui couvre son menton s’écaille, parce que son visage tremble de fureur et d’amertume.
Il lui sourit, l’entraîne. Comment ne comprend-elle pas que l’amour n’est pas fait pour lui ? L’amour est fait pour d’autres caractères que le sien. Elle le sait, dit-il, c’est la politique qui l’absorbe tout entier.
Elle ne se déride pas. N’a-t-il pas passé plusieurs heures dans le parc avec Mme Duchâtel, aux yeux de tous ? Elle a été blessée.
Elle est l’Impératrice, répond-il avec impatience. Il ne supporte pas l’inquisition qu’elle exerce sur lui, elle l’humilie par l’espionnage dont elle l’environne, elle fournit des armes à ses ennemis. Il ne l’acceptera plus.
Mais qu’elle se rassure. « Je ne veux nullement voir ma Cour sous l’empire des femmes, poursuit-il. Elles ont fait tort à Henri IV et à Louis XIV ; mon métier à moi est bien plus sérieux que celui de ces princes, et les Français sont devenus trop sérieux pour pardonner à leur souverain des liaisons affichées et des maîtresses en titre. »
Joséphine s’est un peu rassérénée. Elle ne se plaindra plus, murmure-t-elle. Le jour venu, qui ne saurait tarder, dit-il d’une voix devenue gaie, il lui demandera de « l’aider à rompre une liaison
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