[Napoléon 3] L'empereur des rois
la basilique San Giorgio, la douane de mer, et cette multitude d’embarcations, de gondoles fleuries, qui se dirigent vers la frégate. Les cris, les fanfares l’accueillent au moment où il débarque sur la Piazzetta.
Il est 17 heures, le dimanche 29 novembre 1807.
La joie en lui emporte tout. Il s’installe au palazzo Balbi, sur le Grand Canal. Il assiste, de sa fenêtre, au jeu des forces. Il est le souverain de l’une des plus vieilles républiques du monde, le successeur du doge. Il se rend au théâtre de la Fenice, entouré des généraux qui ont avec lui fait la campagne d’Italie. Les rois et les reines l’entourent.
Il veut tout voir, les canaux, les lagunes, les palazzi , la bibliothèque.
Il ordonne qu’on place désormais les sépultures hors de la ville, dans une île, et non dans les églises, où elles risquent de contaminer la ville. Il arpente la piazza San Marco. Il aime ce décor de théâtre. Il veut qu’on l’éclaire.
Debout à la fenêtre du palazzo Balbi, il attend qu’une femme vienne le retrouver, comtesse vénitienne aux longs cheveux qu’il a remarquée au théâtre de la Fenice.
Il la possède. Il possède le monde. Il a le sentiment que rien ne peut lui résister.
Le matin, avant de quitter Venise, il signe les décrets qu’il a pris à Milan et qui renforcent le blocus continental. Puisque l’Angleterre exige des navires neutres qu’ils abordent chez elle avant de toucher l’Europe, il a décidé que ceux qui se plieront à cette loi seront considérés comme anglais, et leurs marchandises de cargaison de bonne prise.
Si l’on veut régner, il faut imposer sa loi.
Il écrit à Junot, dont les troupes viennent d’entrer dans Lisbonne : « Vous faites comme les hommes qui n’ont point l’expérience des conquêtes, vous vous bercez de vaines illusions : tout le peuple qui est devant vous est votre ennemi… et la nation portugaise est brave. »
Il faut plier les hommes à sa volonté.
Il se répète cette phrase assis devant une grande table ronde dans la forteresse de Mantoue, où il est arrivé le dimanche 13 décembre.
Il fait étaler devant lui une carte d’Espagne. Il étudie le relief, place avec soin les épingles de couleur qui dessinent le trajet que prendront les troupes s’il décide de plier l’Espagne, de la soumettre à sa loi, de remplacer ces Bourbons incapables et veules.
Il entend la porte qui se ferme. Il s’impose de ne pas relever la tête, alors qu’il sait que son frère Lucien, Lucien le rebelle, vient d’entrer dans cette pièce, arrivant de Rome où il continue de vivre avec cette madame Alexandrine Jouberthon, qu’il refuse de quitter.
Il faut plier les hommes à sa volonté.
Lucien doit divorcer, rentrer dans la famille impériale comme l’a fait Jérôme, parce que c’est l’intérêt dynastique, que sa fille Charlotte peut être mariée à Ferdinand, le prince des Asturies.
Napoléon se lève enfin.
L’émotion le submerge. Voilà des années qu’il n’a pas vu Lucien, ce frère qui, le 18 Brumaire, l’a peut-être sauvé des stylets, mais qui depuis s’oppose à lui. Il l’embrasse, le serre contre lui.
— Eh bien, c’est donc vous… Vous êtes très bien ; vous étiez trop maigre, à présent je vous trouve presque beau.
Napoléon prend une prise de tabac.
— Je suis bien aussi, ajoute-t-il, mais j’engraisse trop, et je crains d’engraisser davantage.
Il écoute à peine Lucien, qui parle de sa femme, de son honneur, de la religion, de ses devoirs.
— Et la politique, monsieur ? s’exclame-t-il. Et la politique ?… La comptez-vous pour rien ? Vous dites toujours votre femme… Je ne l’ai jamais reconnue, je ne la renconnaîtrai jamais… Une femme qui est entrée malgré moi dans ma famille, une femme pour laquelle vous m’avez trompé… Je sais bien que vous m’avez été utile au 18 Brumaire…
Il s’interrompt.
— Ce que je veux, c’est un divorce pur et simple.
Il regarde longuement Lucien, mais celui-ci ne baisse pas les yeux.
— À mes yeux, Sire, murmure-t-il, séparation, divorce, nullité de mariage et tout ce qui tiendra à une séparation de ma femme, me paraît déshonorant, pour moi et mes enfants, et je ne ferai rien de pareil, je vous en assure…
— Écoutez-moi bien, Lucien, pesez bien toutes mes paroles. Surtout ne nous fâchons pas.
Il marche dans la pièce, respire bruyamment.
— Je suis trop puissant pour vouloir m’exposer à me
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