[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
seuls des lanciers polonais cavalcadent comme à leur habitude sur les rives du fleuve.
Napoléon s’arrête au bord de l’escarpement. De ce point de vue, il aperçoit les méandres du Niémen. Il lance son cheval au galop vers ce village de Poniémen qui fait face à la ville de Kovno. Là, dans une boucle, la rive polonaise enferme une avancée de la rive russe.
Napoléon descend jusqu’à la grève. L’eau sombre du fleuve semble immobile. À deux cents mètres, c’est l’autre rive, c’est la Russie. C’est la guerre.
Napoléon reste plusieurs minutes au bord du Niémen. Il se souvient de Tilsit, de ce radeau au milieu du Niémen. Il avait rencontré le tsar Alexandre I er . C’était il y a cinq ans presque jour pour jour, le 25 juin 1807. Il avait cru à l’alliance avec la Russie, à la paix sur l’Europe. Illusion.
Il fait un geste. Les aides de camp qui l’accompagnent, eux aussi enveloppés de manteaux polonais, s’approchent. Ici, dit-il, seront jetés les trois ponts qui permettront le passage des troupes. Qu’on avertisse le général Éblé d’avoir à les construire dans la nuit de demain.
Puis il regarde longuement vers l’est. La chaleur est encore accablante, irritante comme ces nuées de moustiques qui assaillent les chevaux, le visage, qui s’insinuent sous les manches de la redingote. Des grondements se font entendre. L’orage se prépare, zébrant de longs éclairs le crépuscule rouge de ce lundi 22 juin 1812.
Napoléon galope maintenant dans la nuit qui tombe, vers le quartier général établi dans le village de Naugardyski. Sur les routes, au-delà de la forêt, des régiments sont en marche. Plus loin, autour des villages, des soldats se pressent autour des fours à pain construits pour l’approvisionnement des troupes.
Napoléon tire sur ses rênes. Trop de désordre. Trop de soldats isolés, de petites troupes qui maraudent. Il lui suffit d’un coup d’oeil pour deviner cela. Il faut instituer des cours prévôtales de cinq officiers pour juger les pillards, les traînards, et décider de leur condamnation à mort. Il faut des colonnes mobiles pour rassembler tous ceux qui s’écartent de leurs unités. Il le dit au maréchal Berthier, à Davout. Cette Grande Armée, dont près de quatre cent mille hommes vont passer le Niémen, est composée d’hommes venant de trop de pays, vingt nations, pour demeurer rassemblée si la discipline n’est pas stricte.
Il se penche sur les cartes dans la masure où on l’a installé.
Le plan est simple, limpide. Les troupes de Macdonald, au nord, marchent sur Riga.
« Je suis avec Eugène au centre, j’avance vers Vilna. Mon frère Jérôme est au sud avec Davout. À eux d’attaquer les troupes du général Bagration et celles de Tormasov qui tiennent le Sud. Une fois qu’avec mon aide elles seront détruites, nous nous retournerons vers les troupes du général Barclay de Tolly qui se déploient vers le nord du dispositif russe. »
D’un mouvement de la main sur la carte, il trace une ligne qui partage en deux les armées russes. Il faut les séparer l’une de l’autre, celle de Bagration et celle de Barclay, et les battre successivement.
Puis, tout à coup, sa voix est recouverte par l’orage qui se déchaîne. Il s’assied, les coudes posés sur la carte, presque couché sur elle. Et lorsque les bourrasques se sont calmées, il annonce qu’il veut se rendre à nouveau sur les bords du Niémen, sans escorte, accompagné seulement d’un aide de camp, de Caulaincourt et du général Haxo. Il veut revoir les rives du Niémen en compagnie de ce polytechnicien qui commande les unités du génie dans le corps d’armée du maréchal Davout. Chaque détail compte, dans une opération de guerre.
Il descend à nouveau au bord du fleuve. Après l’orage, la terre est boueuse, mais l’air est toujours aussi étouffant, l’atmosphère moite. Dans l’un des villages qu’il traverse, Napoléon remarque une lumière qui brille dans le presbytère d’une église autour de laquelle bivouaquent des unités de cavalerie. Il entre dans la petite pièce. Le curé agenouillé prie. Il bredouille quelques mots de français.
Pour qui priez-vous ? Pour moi ou pour les Russes ?
Le curé se signe. Il prie pour Sa Majesté, répond-il.
Vous avez raison, comme polonais et comme catholique.
Napoléon tapote la nuque du prêtre et donne l’ordre à Caulaincourt de lui remettre cent napoléons.
Il repart
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