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Noir Tango

Noir Tango

Titel: Noir Tango Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Régine Deforges
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C’était de la faim sans
doute que venaient ces songes noirs… Alors, elle s’arrêta de courir – peut-on
fuir ses rêves ? – et attendit, les yeux clos, debout, les bras
ballants, de se réveiller.
    Une brusque
chaleur les lui fit ouvrir : devant elle des flammes bleues léchaient des
cadavres avec des grésillements gourmands et l’empyreume qui s’en dégageait fit
surgir dans son esprit l’image d’un fabuleux repas offert par le roi du Maroc à
son père à l’issue d’un concert : des dizaines de moutons rôtis sur les
lits de braises qui éclairaient la nuit. Sarah saliva. Presque en même temps, elle
fut envahie par un sentiment de honte qui l’arracha à son immobilité fascinée. Pour
cette salive dans sa bouche, pour ces corps vus, l’espace d’une seconde, comestibles,
pour la honte éprouvée, en saisissant la crosse de fusil qu’un SS lui tendait
en riant, pour la peur qui lui vrillait le ventre, dans un bref éblouissement
elle jura de se venger jusqu’à ce que l’oubli efface ces images et le souvenir
de cette fringale obscène.
    Sur un ordre jeté par une kapo, quatre
déportées se saisirent des bras et des jambes de Sarah et la portèrent dans un
baraquement presque propre où étaient alignés, derrière une tenture rouge, quatre
ou cinq lits. Au fond, une baignoire pleine dans laquelle les femmes déposèrent
sans douceur leur fardeau. Sarah poussa un cri, l’eau était glacée. Elle tenta
de se relever mais une des déportées lui dit en français :
    — Tu ferais mieux de te tenir
tranquille, ce sera plus vite fait ; nous devons te laver…
    — Me laver ?
    — Oui, tu dois plaire à la grosse
Bertha…
    — La grosse Bertha ?
    — La doctoresse du camp, elle ne s’appelle
pas comme ça, c’est le surnom qu’on lui a donné entre nous. Elle aime les
femmes. Quand une femme lui plaît, elle lui fait prendre un bain avant de s’en
servir et puis après…
    — Tais-toi, ordonna une déportée qui
avait dû être belle.
    — Chez moi on dit toujours qu’un homme
averti en vaut deux, alors une femme !…
    Tout en lui parlant, elles lui lavaient le
corps et les cheveux avec une savonnette rose au parfum écœurant. Malgré le
froid de l’eau, Sarah éprouvait une sorte de bien-être.
    — Tu dois lui plaire beaucoup pour
avoir droit à sa savonnette. La semaine dernière la petite Yougoslave n’a eu
droit, elle, qu’au savon de graisse de juif.
    — Tais-toi, on n’a pas la preuve !…
    — La preuve ? Quelle preuve ?
De quoi crois-tu qu’ils soient incapables dans la monstruosité ?… Tu ne le
vois pas chaque jour, de quoi ils sont capables ?… Et toi, qui fais ta
mijaurée, qui prends des airs de donneuse de leçons de morale, tu acceptes bien,
moyennant un bol de soupe supplémentaire et un bout de saucisse de temps en
temps, certaines besognes !
    — Je sais, je sais !… Je t’en
supplie, tais-toi !
    Les larmes coulaient sur le visage de la
malheureuse tandis qu’elle rinçait les cheveux de Sarah.
    — Tu as de beaux cheveux. Comment se
fait-il qu’ils ne t’aient pas tondue comme nous autres ?
    — Je ne sais pas.
    — Cherche pas, elle était dans un
bordel ; tu sais bien qu’ils n’aiment pas les putains chauves.
    Allongée dans un
lit aux draps blancs, ses blessures pansées, nourrie d’une soupe épaisse et
chaude, vêtue d’une chemise de toile grossière mais propre, Sarah essayait de
rassembler ses esprits. Pourquoi ce brusque revirement ? On la bat, on la
laisse sans soins, on tue une centaine de femmes mais pas elle, on la sauve des
flammes, on la lave, on la soigne, on l’alimente, tranquille, bien au chaud dans
un bon lit, pourquoi ? Sarah eût aimé ne jamais avoir la réponse.
    Ce n’était pas pour en faire une amante que
le docteur Schaeffer faisait soigner la jeune femme, mais pour qu’elle ait une
conscience plus grande de ce qu’elle allait subir.
    Jeune médecin ayant réussi brillamment avant
la guerre ses examens en gynécologie, le docteur Rosa Schaeffer était devenue l’assistante
du professeur Cari Clauberg, gynécologue de grande réputation dont le test sur
l’action de la progestérone lui avait valu une renommée mondiale et dont les
articles sur les traitements hormonaux faisaient autorité. Après avoir exercé à
l’hôpital de Königshutte, elle avait aidé le professeur dans ses expériences de
stérilisation des femmes de races dites inférieures au camp d’Auschwitz

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