Noir Tango
peuvent aller à Montillac.
— à Montillac !… mais Montillac est une ruine à ce qu’on nous a dit.
— Les ruines, cela se relève. Regardez
autour de vous, il n’est question que de reconstruction.
— Mais les pauvres petites n’ont pas d’argent
et ce n’est pas nous, hélas !…
Albertine ne put
retenir une larme qu’elle essuya discrètement. Ce chagrin n’échappa pas à
François. Il fit cependant celui qui ne le remarquait pas.
— Avez-vous des nouvelles de Léa ?
Je l’ai quitté à Berlin il y a un mois et depuis, plus rien.
— Elle n’écrit pas souvent. Sa dernière
lettre a mis quinze jours à nous parvenir. Nous l’avons reçue il y a une
semaine environ. Elle nous parle de votre départ de Berlin. Tenez, voulez-vous
la lire ?
Albertine sortit de sa poche une lettre sur
papier bleu. François fut ému en reconnaissant la grande écriture désordonnée.
Mes tantes
chéries, ma petite Laure, ma chère Françoise, ma chère Ruth,
Juste un tout petit mot car une fille
part dans un instant à l’avion. J’ai reçu hier votre lettre et les photos, merci
mille fois. Charles est vraiment très mignon, comme il ressemble à sa mère ;
Laure a un chapeau qui me plaît beaucoup, je lui emprunterai à mon retour ;
la nouvelle coiffure de Françoise lui va très bien ; le petit Pierre est
si flou sur la photo – il a dû bouger – qu’on ne voit pas
très bien la tête qu’il a. La vie à Paris a l’air très difficile et le
ravitaillement ne semble pas s’être amélioré. C’est comme ici où nous ne
mangeons que des conserves américaines. Quant à moi, tout va bien malgré les
conditions de travail très dures. Hier je suis revenue d’une mission de trois
jours jusqu’à la Baltique du côté de Schwein. Il faisait très beau. J’ai ramené
un prisonnier français et deux belges. Les autres voitures étaient pleines. J’ai
dû rouler quatre heures de nuit avec de mauvais phares et quand la pluie s’est
mise à tomber, sans essuie-glaces, je ne voyais plus rien, à tel point que je
fonçais dans le noir le plus complet. J’étais sûre de ne pas arriver entière et
j’avais les nerfs tellement tendus qu’à la fin je souhaitais presque le choc
pour en terminer avec ce cauchemar. Mais il y a un dieu pour les conductrices
et je suis arrivée entière, mais de quelle humeur ! Nous faisons très bon
ménage avec les Soviétiques, ils nous facilitent les choses dans leurs secteur,
ce n’est pas comme les Américains qui ne nous font que des tracas. J’ai fait
cent cinquante kilomètres avec un Russe qui me remettait mon manteau sur les
épaules dès qu’il tombait. Quand nous sommes en mission avec eux, nous
partageons leurs repas. Voici le menu type : petit déjeuner, soupe ; déjeuner,
purée de pommes de terre et radis coupés ; dîner, soupe ; et le
lendemain la même chose. Comme vous le voyez, rien de bien réjouissant pour une
gourmande comme moi. Heureusement, il y a la vodka. Rassurez-vous, je n’en bois
pas beaucoup. Ce n’est pas comme nos amis qui peuvent en absorber des quantités
invraisemblables. Je ne sais pas comment ils se la procurent car la circulation
de l’alcool est très réglementée.
Pouvez-vous m’envoyer de l’argent ? Je
n’en ai plus. Je pourrai vous rembourser car j’en ai beaucoup qui m’attend à la
C.R.F. [3] Je me suis acheté un appareil photo
épatant. Claire Mauriac m’a prise près de mon ambulance ; je vous les
adresse par le même courrier. J’ai acheté également trente-cinq paquets de
cigarettes. Je suis à sec.
François Tavernier a quitté Berlin depuis
une semaine, il me manque beaucoup.
Quelle drôle d’idée de vouloir vendre la
rue de l’Université et d’aller vous installer à Langon. Pas question pour moi
de revenir dans la région, trop d’affreux souvenirs s’y rattachent. À mon
retour, nous trouverons une solution. Je travaillerai. En attendant, Laure doit
pouvoir se débrouiller. À propos ma petite Laure, peux-tu me procurer de bonnes
chaussures, je n’en ai plus qu’une paire et je ne suis pas sûre qu’elle tienne
encore longtemps ? Merci, petite sœur. Je compte sur toi.
Occupez-vous bien de Charles et
embrassez-le pour moi. Dites-lui que je pense souvent à lui.
Je dois arrêter là cette lettre car on me
fait signe que l’avion n’attendra pas. Prenez bien soin de vous toutes, je vous
embrasse de tout mon cœur.
Votre
Léa.
François plia
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