Notre-Dame de Paris
tâchant de revenir à sa question par un détour.
– Je ne sais pas », dit la jeune fille. Et elle ajouta vivement : « Mais vous qui me suiviez aussi, pourquoi me suiviez-vous ?
– En bonne foi, répondit Gringoire, je ne sais pas non plus. »
Il y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose à travers le mur. Tout à coup elle se prit à chanter d’une voix à peine articulée :
Quando las pintadas aves
Mudas están, y la tierra {29} …
Elle s’interrompit brusquement, et se mit à caresser Djali.
« Vous avez là une jolie bête, dit Gringoire.
– C’est ma sœur, répondit-elle.
– Pourquoi vous appelle-t-on la Esmeralda ? demanda le poète.
– Je n’en sais rien.
– Mais encore ? »
Elle tira de son sein une espèce de petit sachet oblong suspendu à son cou par une chaîne de grains d’adrézarach. Ce sachet exhalait une forte odeur de camphre. Il était recouvert de soie verte, et portait à son centre une grosse verroterie verte, imitant l’émeraude.
« C’est peut-être à cause de cela », dit-elle.
Gringoire voulut prendre le sachet. Elle recula. « N’y touchez pas. C’est une amulette ; tu ferais mal au charme, ou le charme à toi. »
La curiosité du poète était de plus en plus éveillée.
« Qui vous l’a donnée ? »
Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l’amulette dans son sein. Il essaya d’autres questions, mais elle répondait à peine.
« Que veut dire ce mot : la Esmeralda ?
– Je ne sais pas, dit-elle.
– À quelle langue appartient-il ?
– C’est de l’égyptien, je crois.
– Je m’en étais douté, dit Gringoire, vous n’êtes pas de France ?
– Je n’en sais rien.
– Avez-vous vos parents ? »
Elle se mit à chanter sur un vieil air :
Mon père est oiseau,
Ma mère est oiselle,
Je passe l’eau sans nacelle,
Je passe l’eau sans bateau,
Ma mère est oiselle.
Mon père est oiseau.
« C’est bon, dit Gringoire. À quel âge êtes-vous venue en France ?
– Toute petite.
– À Paris ?
– L’an dernier. Au moment où nous entrions par la porte Papale, j’ai vu filer en l’air la fauvette de roseaux ; c’était à la fin d’août ; j’ai dit : L’hiver sera rude.
– Il l’a été, dit Gringoire, ravi de ce commencement de conversation ; je l’ai passé à souffler dans mes doigts. Vous avez donc le don de prophétie ? »
Elle retomba dans son laconisme.
« Non.
– Cet homme que vous nommez le duc d’Égypte, c’est le chef de votre tribu ?
– Oui.
– C’est pourtant lui qui nous a mariés », observa timidement le poète.
Elle fit sa jolie grimace habituelle. « Je ne sais seulement pas ton nom.
– Mon nom ? si vous le voulez, le voici : Pierre Gringoire.
– J’en sais un plus beau, dit-elle.
– Mauvaise ! reprit le poète. N’importe, vous ne m’irriterez pas. Tenez, vous m’aimerez peut-être en me connaissant mieux ; et puis vous m’avez conté votre histoire avec tant de confiance que je vous dois un peu la mienne. Vous saurez donc que je m’appelle Pierre Gringoire, et que je suis fils du fermier du tabellionage de Gonesse. Mon père a été pendu par les Bourguignons et ma mère éventrée par les Picards, lors du siège de Paris, il y a vingt ans. À six ans donc, j’étais orphelin, n’ayant pour semelle à mes pieds que le pavé de Paris. Je ne sais comment j’ai franchi l’intervalle de six ans à seize. Une fruitière me donnait une prune par-ci, un talmellier me jetait une croûte par-là ; le soir je me faisais ramasser par les onze-vingts qui me mettaient en prison, et je trouvais là une botte de paille. Tout cela ne m’a pas empêché de grandir et de maigrir, comme vous voyez. L’hiver, je me chauffais au soleil, sous le porche de l’hôtel de Sens, et je trouvais fort ridicule que le feu de la Saint-Jean fût réservé pour la canicule. À seize ans, j’ai voulu prendre un état. Successivement j’ai tâté de tout. Je me suis fait soldat ; mais je n’étais pas assez brave. Je me suis fait moine ; mais je n’étais pas assez dévot. Et puis, je bois mal. De désespoir, j’entrai apprenti parmi les charpentiers de la grande cognée ; mais je n’étais pas assez fort. J’avais plus de penchant pour être maître d’école ; il est vrai que je ne savais pas lire ; mais ce n’est pas une raison. Je m’aperçus au bout d’un
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