Pour vos cadeaux
des
courses, ne se rendant compte de leur méprise qu’une fois le danger passé, au
lieu qu’elle, cette seule interrogation : quelle est la place qui
sauve ?
Mais peut-être était-ce une réflexion partagée par
l’ensemble des occupants de la cave, laquelle vient naturellement à l’esprit
dans ce genre de situation, alors qu’on pourrait s’attendre à rencontrer
celui-là, par exemple, le fragile des nerfs, qui, où qu’il soit, dans un abri
sous les bombes, dans un avion à dix mille mètres d’altitude ou dans un
sous-marin en plongée, dès que les choses commencent à tourner mal, exige
immédiatement de sortir. Mais sans doute n’avait-il pas trouvé l’entrée de la
cave et devons-nous le compter parmi les trois mille victimes du jour, car elle
s’en serait souvenu. On peut même, une histoire semblable se fût-elle produite,
entendre son rire en la racontant, le rire d’Annick, un poème moqueur, trois
doigts sur la bouche, comme pour étouffer poliment cette explosion joyeuse par
un semblant de reproche, mais sans vraiment chercher à donner le change, un
rire communicatif en dépit du fait qu’elle le réservait aux petits malheurs
d’autrui (celui qui court après son bus, rate une marche, dérape sur des
feuilles mortes), et aux grands malheurs aussi quand on se rappelle son retour
d’une veillée funèbre où à la place de l’ancien comptable, étendu pour le
compte sur sa couche, elle avait soudain vu, peut-être à la faveur de
l’éclairage fluet et tremblotant des deux candélabres de chaque côté du défunt,
Oliver Hardy. On peut donc comprendre qu’une sorte de clone du partenaire pansu
du maigre Laurel déclenche un fou rire, et cela même devant son cadavre, mais
du coup, par association, on se souvient aussi que, revenant de l’enterrement
de sa mère, elle riait de la même façon, tandis que nous dînions tous ensemble
dans la salle à manger, et que ce devait être une période de beaux jours, car
la fenêtre était ouverte, qui donne sur la cour, même si, de là où nous sommes,
il est difficile d’apercevoir l’état de la vigne vierge qui nous renseignerait
sur la saison et dont les tiges sarmenteuses s’enroulent sur les fils tendus entre
le mur de brique et le toit de la salle à manger, tissant l’été un plafond de
verdure. Mais une atmosphère joyeuse pour ces retrouvailles impromptues, qui
surprenait malgré tout, quand on y réfléchissait, car cette légèreté, son rire,
cette absence apparente de chagrin, on avait beau se dire qu’elle avait, sa
mère, quatre-vingt-quinze ans, et que sur la fin elle perdait la tête,
inventant que l’aide-soignante l’empêchait de sortir danser le soir (baissant
soudain la voix comme une petite fille livrant un secret pour demander à ses
filles de vérifier derrière le radiateur mural si son cerbère ne s’y cachait
pas), il s’agissait de sa mère, et une mère qui meurt, l’âge n’y fait rien,
c’est une mère qui meurt, c’est le moule qui soudain se brise, et du coup on
perd tout espoir de se voir offrir une seconde chance, on devient à ce moment
véritablement une œuvre unique, numérotée, signée, et on découvre enfin que
c’est sa vie que l’on joue, que toutes les ratures, tous les repentirs, les
errata s’y inscrivent comme des balafres, qu’il n’y aura pas de mise au propre
dans une vie future, pas de refonte, parce que la matrice n’est plus et qu’on
devient soi-même l’original.
Mais visiblement cette disparition programmée ne l’affectait
pas. Peut-être en raison de l’habituel vieux passif, sur lequel on glose
beaucoup, des filles qui trouvent qu’elles auraient fait une meilleure épouse
de leur père que leur mère, en quoi elles n’ont peut-être pas tort, mais ça
pose des problèmes : remonter le temps, procéder à l’échange, et dans ce
cas quoi faire de la mère ? Lui faire épouser à son tour son père ?
et épouser Dieu, la toute première ? Heureusement, le plus souvent, ces
rivalités passent avec le temps, les amours, les enfants, et l’on est ému de
découvrir peu à peu en l’auteur de ses jours une somme de désirs, de
renoncements, de passions, de réticence, de dons, tout ce qui fait la vie d’une
femme, au lieu que la fibre maternelle, après tout, on n’est pas obligé de se
forcer. Il semble en effet que grand-mère en mère n’était pas trop à son
affaire. Volontaire, menant toute la maisonnée, généreuse, sa table
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