Sarah
vais
chercher du pain, des galettes, que vous repreniez des forces.
J’ai entendu les voyageurs inconnus qui le
remerciaient :
— Fais comme il te plaît.
Abraham les a installés sous le térébinthe
avant de bondir dans la tente :
— Vite ! Prépare du lait caillé,
des fruits.
— Mais qui sont ces voyageurs,
Abraham ?
Il m’a regardée comme s’il ne comprenait
pas ma question.
— Pourquoi tant de
précipitation ? ai-je à nouveau demandé.
— Ce sont les envoyés, les anges de
Yhwh.
Il est ressorti, toujours aussi empressé.
Alors j’ai entendu la voix de l’un des voyageurs qui demandait :
— Où est Sarah, ta femme ?
Je me suis immobilisée, troublée. Ainsi ils
connaissaient mon nouveau nom, alors qu’Abraham ne me l’avait donné que depuis
la veille ?
— Elle est sous la tente, répondit
Abraham.
— L’année prochaine, au même jour,
Sarah ta femme aura un fils.
Ce fut plus fort que moi. J’ai songé à la
nuit que je venais de passer dans les bras d’Abraham et j’ai ri. Pas un fou
rire. Pas un gloussement ni un petit rire d’amusement. Un rire comme je n’en
avais jamais eu de toute ma vie. Un rire pour croire les paroles de Yhwh et ne
pas les croire. Un rire qui me secouait de la tête aux pieds, ruisselait dans
mon sang, dans mon cœur, qui m’inondait la poitrine et se lovait dans mon
ventre comme une vie tressaillant.
Un rire qui a chagriné Yhwh, car les
voyageurs ont demandé un peu sèchement :
— Pourquoi ce rire ?
Moi, aussitôt, de derrière la portière de
la tente, j’ai essayé de mentir :
— Non, je n’ai pas ri.
— Si, tu as ri.
Impossible de cacher le rire, impossible de
mentir à Dieu.
Mais aujourd’hui je sais que Yhwh me l’a accordé,
ce rire, car je le méritais. Après tant d’années à n’être que Saraï au ventre
sec, l’épouse d’Abram, me voilà vieille femme et Sarah la féconde ! Sarah
enfantant la descendance d’Abraham, Isaac, mon fils ! Comment ne pas en
rire ?
Non, je ne me moquais pas de Yhwh. Qui
l’oserait ? Je me moquais seulement de moi, de la courbe de ma vie. De mes
craintes, de ma consolation et de mon enchantement.
Car tout advint.
Ce fut à mon tour de connaître le gros
ventre, les seins qui se gonflent et durcissent. Les hanches lourdes, les
caprices, les sueurs. J’ai vu enfin Abraham s’agenouiller entre mes cuisses,
l’oreille collée à mon nombril, tremblant comme un jeune homme et
s’exclamant :
— Il bouge, il bouge !
Ce fut mon tour d’avoir peur. J’ai connu
les nuits aux yeux ouverts, aux pensées noires. Je me suis souvenue de Lehklaï,
de toutes celles que j’avais vues mourir en donnant la vie.
Ce fut mon tour d’éprouver une fierté sans
bornes, de montrer mon gros ventre dans toute la vallée d’Hébron. À qui voulait
le voir, je disais :
— Qui l’eût cru ? Sarah et
Abraham attendent un garçon né de leur chair. Si vieux qu’ils soient tous les
deux, voilà la volonté de Yhwh.
Eux aussi riaient.
Ainsi que l’avaient prédit les voyageurs,
ce fut mon tour de monter sur les briques de l’accouchement. Le front humide,
la douleur dans les reins et les cris dans la bouche. Mais je fus assez lucide
pour demander aux sages-femmes :
— Si cela va mal, n’hésitez pas.
Ouvrez-moi le ventre et prenez l’enfant vivant. Moi, j’ai fait mon temps.
Mais Yhwh cette fois était dans mon corps.
À la stupéfaction de tous, ma douleur a été courte, guère plus violente que
celle d’une mère de douze enfants. Isaac est né beau et rond, doux comme un
pain de miel. Mon Isaac, le plus bel enfant qui soit venu au monde !
Dès la naissance, il possédait les lèvres
d’Abraham, des yeux qui vous vont droit dans le cœur. Il a suffi qu’il
grandisse pour que l’on devine à quel point il serait fort et clairvoyant, avec
un peu de la grâce de sa mère, de la beauté de Saraï.
De partout on venait pour nous voir. Les
uns et les autres s’étonnant à haute voix :
— Qui l’aurait prédit ? Sarah
allaitant un fils pour les vieux jours d’Abraham !
Ils repartaient, impressionnés par la
grandeur de Yhwh, admirant Sa puissance et la fidélité de Ses promesses.
Éliézer de Damas, lui-même, vint rôder
devant ma tente. Toujours le même. Bel homme, mais la paupière trop lourde sur
l’œil. En le revoyant, j’ai songé à ces jolies fleurs soufrées qui recouvrent
les rives de la mer de Sel. On va pour les cueillir et
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