Un espion à la chancellerie
viande. Il contemplait la pièce sordide et examinait à la dérobée les autres clients assis sur des tonneaux renversés ou des tabourets boiteux. D’épaisses chandelles puant le suif éclairaient à peine la salle. Poer se sentait mal à l’aise. Il entendit soudain un rat gratter la paille crasseuse qui couvrait le sol en terre battue et se remit à manger, perplexe devant le contenu de son écuelle. Il souleva sa chope d’étain bosselée et finit sa bière, l’âpre breuvage irritant ses aphtes. Il se sentait gagné par la panique et tremblait presque, mais s’efforçait de n’en rien laisser paraître, cherchant le réconfort du long poignard que sa main serrait sous sa cape.
Né de parents gascons, Poer parlait couramment français et connaissait bien Paris. Il avait toute confiance dans son déguisement ; nul ne pouvait soupçonner que cet individu mal rasé, aux cheveux gras et aux vêtements élimés, était, en fait, un clerc expérimenté de l’Échiquier et un agent chevronné d’Édouard I er d’Angleterre que l’on avait envoyé à Paris pour recueillir des renseignements et les faire parvenir à Londres. Poer avait facilement trouvé ses marques dans la cité, passant habilement des bas-fonds de la rive gauche de la Seine à la splendeur négligée de la Maison royale du Louvre. Ce qu’il avait découvert l’avait comblé de joie, ces derniers temps. Le roi de France, avec ses frères Charles et Louis, caressait un autre projet dirigé contre Édouard d’Angleterre. Quelque chose à couper le souffle, un Grand Dessein, lui avait assuré un serviteur de la Cour pris de boisson. Poer pensait qu’il lui fallait absolument en savoir plus, mais dernièrement il s’était mis à avoir peur.
Il était certain d’être surveillé et filé lorsqu’il parcourait ruelles et venelles de Paris. Ce matin-là, il s’était attardé sur le grand parvis de Notre-Dame à regarder un saltimbanque cracher le feu, ses fils jonglant avec des balles multicolores, et il avait soudain ressenti cette impression d’effroi qui l’avait déjà assailli quelques jours auparavant. Pris en filature, il avait eu beau examiner attentivement les alentours, il n’avait pas réussi à surprendre le regard malveillant de celui qui l’épiait. Et ce soir, en regagnant son logis – une soupente chez un mercier –, il avait senti croître son inquiétude. Il y avait eu ce bruit feutré de cuir glissant sur les pavés humides, ces ombres cachées sous les porches, le clip-clop étouffé d’un destrier bien dressé... mais lorsqu’il s’était retourné pour en avoir le coeur net, il n’avait rien vu.
Son repas achevé, il parcourut lentement du regard la salle infecte de la taverne. Il y avait cherché refuge dans l’espoir que ses poursuivants se montreraient, mais il n’en avait rien été. Seul un vieux cul-de-jatte était entré en se traînant, les planchettes de bois fixées à ses mains et à ses moignons frappant le sol comme autant de coups de tambour. Poer regarda le mendiant lécher son écuelle comme un chien et sortir en raclant le sol au moment où lui-même se levait et s’emmitouflait dans sa cape. À son tour, Poer quitta discrètement la taverne et, s’enfonçant dans le froid glacial, entreprit de descendre l’étroite ruelle. Les hautes maisons en torchis se dressaient au-dessus de lui, chaque étage formant saillie, ce qui donnait aux toits contigus un air de conspirateurs semblant barrer la route aux cieux gelés.
Poer leva les yeux ; les vantaux des portes et des fenêtres étaient hermétiquement clos ; on n’entendait rien, si ce n’est les gémissements du vent qui balayait la brume et faisait battre, avec une joie mauvaise, quelque contrevent mal fermé. Il dégaina son poignard et marcha au milieu de la venelle en s’écartant des tas d’immondices amoncelés devant chaque maison et en évitant les eaux usées et puantes qui dévalaient la rue. Il vit soudain une ombre bouger sous un porche ; un bras livide et squelettique apparut tandis que s’élevait la complainte geignarde d’un mendiant.
— Ah ! Monsieur, ayez pitié ! ayez pitié {4} !
Poer brandit son long poignard redoutable, l’homme disparut et sa voix s’éteignit.
Il poursuivit prudemment son chemin. Quelque chose n’allait pas, quelque chose qui venait de se passer, mais il ne pouvait pas dire exactement quoi. Il était trop fatigué, trop angoissé. Il ne voulait pas être arrêté comme
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