Un espion à la chancellerie
une joie mauvaise à infliger bien des souffrances. À la sortie de Douvres, ils avaient essuyé une tempête et dû affronter une terrible houle : le bateau s’était enfoncé au creux des vagues et redressé péniblement. Des rafales de vent glacial engouffrées dans la voile ballottaient le vaisseau comme feuille sur un étang. Corbett, accroupi à l’avant, avait passé le voyage à vomir tripes et boyaux, au point qu’il crut que son coeur allait lâcher.
L’eau glacée s’était faufilée dans les daleaux et avait trempé son corps déjà transi jusqu’à ce qu’il pensât mourir. Il ne bougeait pas : à quoi cela lui aurait-il servi ? Il aurait vomi, et ses compagnons, aussi malades que lui, l’auraient renvoyé vers la rambarde du bateau. Sa seule consolation avait été de voir que son serviteur Ranulf était aussi mal en point que lui. Jeune homme aux appétits robustes, d’habitude, Ranulf avait rejoint son maître et partagé ses affres. C’est ainsi qu’à la fin Corbett avait fait un voeu : celui d’allumer un cierge dans la cathédrale Notre-Dame et de s’agenouiller une heure en oraison dans la chapelle Sainte-Marie si la Vierge le ramenait sain et sauf sur la terre ferme.
Allumer un cierge avait été chose aisée, mais les prières s’étaient transformées en analyse minutieuse des raisons qui avaient poussé le roi à l’envoyer en France. Corbett se releva avec un soupir, et, appuyé contre un des piliers, regarda la nef plongée dans l’obscurité. Il avait un grade important à la Chancellerie à présent et était chargé des lettres, rapports, contrats, mandats et autres documents émis sous le sceau privé du roi. Il n’était responsable que devant le Chef-Juge {6} , le chancelier et le souverain. C’était un poste sûr et grassement payé, avec en plus le droit de s’approvisionner dans la Maison du roi. Propriétaire d’une petite maison dans le quartier d’Holborn, il possédait une certaine somme d’argent déposée chez un orfèvre, et une autre, plus rondelette encore, chez un banquier de Sienne.
Il n’avait que peu d’attaches ; ni femme ni enfant ; et il venait d’entrer dans sa trente-huitième année, jouissant encore d’une santé de fer à une époque où un homme pouvait s’estimer heureux de dépasser les trente-cinq ans. Il se laissa glisser le long de l’énorme pilier cannelé et s’accroupit près de sa base. L’estomac barbouillé, les jambes flageolantes, il se sentait faible après la traversée. Il jura à voix basse : on l’avait à nouveau expédié sur les routes et chargé d’une mission délicate et secrète. Il avait cru en finir avec tout cela lorsque son maître, le chancelier Burnell, s’était éteint quatre ans auparavant ; le vieux Burnell, rusé, pieux, retors, avait eu un don particulier pour deviner et supprimer le moindre danger menaçant le royaume². Il était mort, à présent.
Corbett, agenouillé en prière devant le corps rigide avant qu’il fût enveloppé d’un linceul et déposé dans son cercueil de pin, avait été l’un de ceux qui avaient veillé la dépouille du vénérable évêque.
Depuis, la vie de Corbett s’était écoulée, monotone et routinière tel un ruisseau somnolent jusqu’à cette intervention du roi qui l’avait convoqué à une entrevue secrète dans son palais d’Eltham. Le souverain préparant une nouvelle expédition contre les Écossais, la pièce était encombrée de coffres, de malles et de sacoches en cuir de la Chancellerie contenant les lettres, rapports et décrets qui concernaient la question écossaise. Édouard en était venu rapidement au fait : il y avait un ou plusieurs traîtres dans sa propre chancellerie ou parmi ses conseillers, qui s’emparaient de secrets d’État vitaux pour l’Angleterre et les transmettaient
— Dieu seul savait comment, avait fulminé le roi – à Philippe IV de France. Chargé de mission, Corbett devait se joindre à l’ambassade anglaise auprès de la cour de France et découvrir le traître.
— Soyez sur vos gardes, l’avait sombrement averti le roi, ce traître pourrait très bien être l’un de vos compagnons ! Démasquez-le, Corbett, et prenez-le en flagrant délit d’ignominie !
— Devrai-je l’arrêter, Sire ?
— Si possible, lui avait répondu le monarque d’un ton impassible, mais si ce n’est pas faisable, tuez-le !
Corbett frissonna et parcourut du regard l’église silencieuse et
Weitere Kostenlose Bücher