Vers l'orient
l’emporta finalement, et comment ils le décidèrent, je
l’ignore, mais ils finirent par s’en épuiser et laissèrent tomber à nos pieds
la chose molle et sanguinolente, couverte de poussière et de feuilles mortes.
— Pour le repas de ce soir, lâcha Ussu. Bon et
tendre à souhait, uu ?
À ma relative surprise, Donduk et lui se portèrent
volontaires pour dépecer l’animal puis découper et faire cuire sa viande
eux-mêmes. Il semble que les Mongols ne dédaignent pas de se charger des tâches
ordinairement dévolues aux femmes lorsqu’ils s’en trouvent privés. Le repas qu’ils
nous préparèrent fut mémorable, et pas par son raffinement. Ils commencèrent
par récupérer la tête tranchée du mouton, qui fut mise à crépiter sur le feu
avec le reste de l’animal. Un mouton de cette taille aurait suffi à rassasier
une famille entière de gros appétits, mais à eux trois et presque sans notre
aide, Ussu, Donduk et Narine le dévorèrent en entier, du museau jusqu’à la
queue. La façon dont ils consommèrent la tête de l’animal fut particulièrement
éprouvante, tant à regarder qu’à entendre. Quoi de plus appétissant, en effet,
que de voir l’un de ces gourmets en trancher une joue, un autre une oreille, le
troisième une lèvre, puis de les regarder tremper complaisamment ces horribles
fragments dans un bol de jus de cette viande parfumé au piment, avant de se
mettre à les mâchouiller, à grands renforts de coups de langue baveux et de
déglutitions gargouillantes, ponctués de rots sonores et de pets huileux !
Car si les Mongols considèrent qu’il est de la dernière mauvaise éducation de
parler en mangeant, cette succession de bruits courtois accompagna sans
discontinuer leur repas, jusqu’à ce que, parvenus aux os, ils y ajoutent
l’élégant bruit de l’aspiration de la moelle.
Nous autres Polo nous contentâmes de la viande coupée
en tranches des testicules du mouton qui, bien écrasés lors de la bouskashia, étaient tendres à souhait. Ou du moins nous eussions préféré nous en
satisfaire, mais Ussu et Donduk nous découpèrent et nous pressèrent de déguster
les vrais morceaux de choix, ceux de la queue. C’est-à-dire en l’occurrence des
blocs de graisse d’un blanc jaunâtre, lesquels frémissaient et tremblaient à
nos doigts de la façon la plus répugnante, mais qu’il nous était difficile de
refuser de consommer sans faire preuve d’une grave impolitesse. Nous fîmes donc
en sorte de les avaler tout rond, et je ressens encore l’horrible descente de
ces morceaux gras, crus et palpitants vers le fond de ma gorge. Au terme de
l’éprouvante première bouchée, je tentai de me purifier le palais en avalant
une bonne goulée de cha et manquai m’étrangler. Je ne découvris que trop
tard qu’après avoir fait infuser les feuilles de cha dans l’eau
bouillante, Ussu ne s’en était pas tenu là, comme un cuisinier civilisé, mais
avait mélangé à la boisson des morceaux bien gras de chair de mouton et un peu
de fromage de brebis. Ce thé mongol constituerait, je suppose, à lui seul un
repas très nourrissant, mais il est aussi purement et simplement révoltant.
Heureusement, nous dégustâmes d’autres plats, sur la
route de la soie, plus agréables au souvenir. À présent que nous avions bien
avancé à l’intérieur de Kithai, les tenanciers han et ouïghours des
caravansérails où nous faisions halte ne limitaient pas leurs clients aux seuls
plats qu’un musulman peut manger. Nous avions donc droit à une palette de
viandes fort variées, dont celle de Yillik, une espèce de minuscule
chevreuil qui aboie comme un chien, et celle d’un irrésistible faisan à plumes
dorées. On pouvait aussi consommer des steaks de yack et même la viande d’ours
noirs ou bruns qui abondaient dans cette région. Quand nous campions dehors,
oncle Matteo et les deux Mongols veillaient à nous pourvoir largement en
gibier : ils abattaient ainsi des canards, des oies et des lapins, en une
occasion même une gazelle du désert, mais, la plupart du temps, ils cherchaient
à tuer des marmottes (aussi appelées écureuils de terriers ou encore chiens de
prairie), car ces petites créatures ont l’intelligence de fournir elles-mêmes
de quoi les passer à la casserole. Tout chasseur sait bien, en effet, qu’en
l’absence de kara, de bois ou de toute déjection animale pour alimenter
un feu, il lui suffit de dénicher des trous de marmottes. Même en
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