Vers l'orient
les tenir. Il me revint en mémoire la façon pour le
moins légère dont l’ilkhan Kaidu avait affirmé, en parlant du khakhan Kubilaï,
qu’il était devenu « moins qu’un Kalmouk ». Vakh ! pensai-je. Si je le découvre ainsi, je rebrousserai
chemin et rentrerai directement à Venise.
Quoi qu’il en soit, bien que je sache que le mot
« Mongol » désignait une très large multiplicité d’ethnies, je
trouvai pratique de continuer à l’utiliser pour qualifier l’ensemble. Je
compris assez vite que, de la même façon, les premiers habitants de Kithai
étaient loin d’être tous des Han. Ils se décomposaient en fait en nationalités
telles que les Yi, les Hui, les Naxi, les Hezhe, les Miao, et Dieu sait combien
d’autres encore, dont la couleur de peau allait du bronze à l’ivoire. Pourtant,
comme pour les Mongols, je conservai le mot han comme terme générique pour les
englober dans leur totalité. J’avais une bonne raison à cela : tous leurs
langages, peu ou prou, sonnaient à mes oreilles de la même façon. Une autre,
également : tous semblaient regarder les autres races comme inférieures,
les surnommant dans leurs diverses langues les « peuples de chiens ».
Et une dernière, enfin : ils affublaient tous les étrangers d’un nom
encore moins mérité que le fameux Ferenghi. Dans tous leurs dialectes
chantants, quels qu’ils soient, en effet, un homme venu d’ailleurs est
forcément gratifié du charmant qualificatif de « barbare ».
Plus nous cheminions vers l’est sur la route de la soie,
plus elle était encombrée : groupes et convois de marchands itinérants
comme le nôtre, paysans, éleveurs ou artisans allant vendre leurs produits au
marché de la ville la plus proche, familles et clans de Mongols se déplaçant
par bok entiers. Je me rappelais que le commis de notre compagnie Polo,
Isidoro Priuli, avait fait remarquer avant que je quitte Venise combien cette
route de la soie avait été une voie publique active depuis la nuit des temps,
et, dame, je commençais à me rendre compte à quel point il avait raison. Au fil
des ans, des siècles voire des millénaires, le trafic sur cet axe l’avait érodé
au point de l’encaisser peu à peu jusqu’à une certaine profondeur par rapport à
la surface environnante. C’était devenu par endroits un large fossé, si
encaissé même que le paysan debout dans son champ, sur les côtés, ne voyait
dépasser que la pointe du fouet d’un charretier debout sur la croupe de sa
bête, rien de plus. Au fond de cette entaille, les roues des chariots avaient
creusé de telles ornières que ceux-ci n’avaient plus d’autre solution que de
les suivre aveuglément. Tout risque de renversement des véhicules était de la
sorte écarté, mais aucun conducteur de chariot ne pouvait le pousser de côté
lorsqu’il avait besoin, par exemple, de prendre un peu de repos. Pour changer
de direction sur cette route – disons, pour bifurquer à destination de l’un des
villages environnants –, tout cocher devait forcément poursuivre sa route
jusqu’à ce qu’il atteigne un carrefour où les traces permettraient la jonction
avec des ornières divergentes.
Les chariots utilisés dans cette région de Kithai
étaient d’un genre particulier. Leurs immenses roues aux jantes noueuses
s’élevaient si haut qu’elles dépassaient fréquemment leur toit de bois ou de
nattes tressées. Peut-être avait-il fallu, au fil du temps, les agrandir pour
les adapter à la profondeur des ornières, de façon que les essieux qui les
reliaient ne frottent pas sur la partie de sol située entre elles. Chacune de
ces carrioles avait aussi sur l’avant un auvent protecteur tendu sur de longues
perches, destiné à abriter des intempéries à la fois le cocher et les attelages
de chevaux, de bœufs ou d’ânes qu’il dirigeait.
J’avais souvent entendu louer l’astuce et
l’inventivité des habitants de Kithai, mais j’avais à présent lieu de me poser
des questions : ces qualités n’avaient-elles pas été un tantinet
exagérées ? Le fait qu’un auvent protégeât les équipages et leur cocher
d’un même tenant était certes une bien belle invention. Mais chaque chariot était
aussi contraint de transporter plusieurs jeux d’essieux de tailles différentes
pour ses roues. Ceci parce que, tout simplement, chaque province de Kithai
avait son idée personnelle sur la dimension idéale à ménager entre les roues,
écart que, bien
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