Vers l'orient
me
renseigner à ce sujet.
Il continua, toujours dans un murmure :
— Tu as choisi la mauvaise victime. Celui qui
pouvait parler, plutôt que celui qui aurait pu entendre.
Elle rit de nouveau et dit, malicieuse :
— Pourquoi ne prononcez-vous jamais le nom de ce
dernier ?
— C’est plutôt toi qui devrais le faire, murmura-t-il.
Devant l’informateur. Donne au moins aux renards une chèvre, au lieu d’un
poulet.
Elle secoua négativement la tête.
— Ce quelqu’un – la vieille chèvre – compte parmi
les renards bien trop d’amis. J’ai besoin d’un moyen plus subtil que l’informateur.
Il conserva le silence un bref instant. Puis il
murmura :
— Bravo.
Je supposai qu’il applaudissait ainsi à l’exécution au
fouet qui venait de prendre fin, après un dernier hurlement déchirant. Le
public commençait à bouger, se préparant à se disperser. Ma dame ajouta
alors :
— Oui, je verrai ce que je peux faire en ce sens.
Mais pour l’instant... (elle toucha le bras recouvert d’un manteau), ce
quelqu’un-là s’approche.
Il rajusta la capuche sur son visage et s’écarta
d’elle, profitant d’un mouvement de foule. Elle fut rejointe par un autre
homme, un peu rouge de figure, aux cheveux gris (sans doute son véritable père,
pensai-je), qui lui dit :
— Ah, tu es là, Ilaria. Comment a-t-on pu se
perdre ainsi ? C’était la première fois que j’entendais son nom. Elle et
l’homme plus âgé s’en allèrent en flânant de conserve, et je pus l’entendre
babiller de façon légère sur le thème : Dieu que cette flagellation était
bien réalisée, quelle belle journée pour cela, et autres remarques typiquement
féminines du même ordre. Je fis en sorte de me maintenir derrière eux et à une
distance suffisante pour ne pas me faire remarquer, mais les suivis comme si
une corde invisible nous liait. Je craignais qu’ils ne s’arrêtassent sur le
front de mer et que, là, ils ne montassent sur l’embarcation personnelle de
l’homme. Dans ce cas, en effet, j’aurais eu bien du mal à garder le contact,
car tous ceux qui, dans cette foule, ne possédaient pas de bateau privé étaient
en concurrence pour en héler un afin de le louer. Heureusement, Ilaria et son
compagnon partirent du côté opposé, remontèrent la piazzetta vers la
place principale, évitant le gros de la foule et marchant le long du mur du
palais des Doges.
Le riche tissu de la robe d’Ilaria frôlait le museau des
masques à tête de lion qui ornaient la façade du palais à hauteur de la taille.
Nous les appelons, à Venise, les « museaux des secrets dénoncés ».
Chacun d’eux est dédié à un type précis de délit : contrebande, fraude
fiscale, usure, conspiration contre l’Etat, et ainsi de suite. Ces museaux
possèdent, en guise de bouche, des fentes. Derrière chacune d’elles, dans le
palais, des agents de la Quarantia sont accroupis et attendent, telles des
araignées tapies sur leur toile, des révélations sur lesquelles fondre. Ils
n’ont jamais à attendre bien longtemps. Ces fentes de marbre ont fini par
s’élargir avec le temps, tant un grand nombre de mains y ont glissé des
messages anonymes imputant tel ou tel crime à des ennemis, des créanciers, des
amants, des voisins, des proches, ou même parfois de parfaits étrangers. Les
accusateurs, qui restent anonymes, peuvent parfaitement dénoncer quelqu’un sans
preuve, et comme la loi tient très peu compte de ces « détails » que
sont la malveillance, la calomnie, la diffamation, la frustration ou le dépit,
c’est à l’accusé de se justifier des charges portées contre lui. Ce qui est
loin d’être facile et réussit du reste rarement.
L’homme et la femme longèrent deux côtés de la place
bordée d’arcades. J’étais derrière eux, suffisamment proche pour capter leur
conversation décousue. Puis ils entrèrent dans l’une des bâtisses qui donnaient
sur la place elle-même, et, à l’attitude du domestique qui leur ouvrit la
porte, il me fut aisé de comprendre qu’ils vivaient ici. Ces demeures du cœur
même de la cité ne sont pas décorées sur l’extérieur de façon
extravagante : pour cette raison, on ne les qualifie pas de palais. Elles
sont désignées du nom de « maisons muettes », car leur simplicité
apparente, sans artifice, ne révèle rien de la richesse de leurs occupants
pourtant issus des plus vieilles et nobles familles de Venise. Je resterai donc
tout aussi
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