Au Fond Des Ténèbres
fois –, mais je dois être honnête jusqu’au bout avec vous : ces autres Allemands qui étaient là pour le juger, que croyez-vous qu’ils auraient fait à sa place ? Un des jurés est venu plus tard pour me dire : “Ne croyez pas que nous avons été unanimes – non.”
« Voyez-vous, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a une raison à tout, même à cette horreur. L’univers n’est pas dépourvu de raison – rien ne l’est. Ma sœur va chaque année en Israël dans un kibboutz – elle m’en a beaucoup parlé. Tous ces gens qui sont morts – c’étaient des héros, des martyrs, je me demande vraiment : n’y avait-il pas une raison à leur sacrifice, une signification. Est-ce que cette nation extraordinaire aurait pu se construire sans cette catastrophe ? »
Je n’ai pu m’empêcher de soupçonner que c’était là une conclusion consolante à laquelle ils étaient arrivés ensemble car lui-même m’avait dit quelque chose de presque semblable. [ Rétrospectivement, lui avais-je demandé, pensez-vous qu’il y ait un sens concevable à cette horreur ?
« J’en suis sûr, avait-il répondu. Peut-être était-ce le destin qui infligeait aux Juifs cette gigantesque secousse pour les rassembler, pour en former un peuple, pour qu’ils s’identifient les uns aux autres. »
On ne peut pas ne pas se sentir outragé en entendant parler ainsi deux personnes si horriblement impliquées dans ces événements. Néanmoins, par la façon dont l’une et l’autre s’exprimaient, on sentait qu’elles étaient non pas honorables mais du moins engagées dans une recherche de la vérité.
Vers la fin de notre conversation, j’ai dit à Frau Stangl qu’il me fallait lui poser une question très difficile à laquelle je lui demandais de réfléchir longuement avant d’essayer d’y répondre : « C’est la question la plus importante de mes entretiens avec vous, ai-je dit, dans la mesure où ils touchent au sujet, et la réponse que vous y ferez définira pour moi votre propre position ; ou, si vous préférez, le degré même de votre responsabilité. » Je lui ai proposé alors de se retirer avant de répondre afin de se reposer et de réfléchir quelque temps.
« Pourriez-vous me dire, ai-je demandé, ce qui serait arrivé selon vous si, à un moment quelconque, vous aviez tenu tête à votre mari en lui intimant un choix absolu ; si vous lui aviez dit : Voici ; je sais que le risque est terrible, mais ou bien tu échappes à cette horreur, ou bien les enfants et moi nous te quittons. « Ce que je veux savoir est ceci : « Si vous l’aviez acculé à cette alternative, que croyez-vous qu’il aurait choisi ? »
Elle est passée dans sa chambre et s’est allongée ; j’ai entendu grincer les ressorts du lit au moment où elle s’étendait. La petite maison est restée silencieuse. Il faisait très chaud dehors et le soleil se répandait dans la salle de séjour où j’ai attendu plus d’une heure. Quand elle est revenue, elle était très pâle ; elle avait pleuré ; elle s’était rafraîchi le visage, s’était recoiffée et avait dû se poudrer. Elle s’était ressaisie ; elle avait pris sa décision – la même qu’avait prise son mari six mois plus tôt à la prison de Düsseldorf : celle de dire la vérité.
« J’ai profondément réfléchi, a-t-elle dit. Je comprends ce que vous voulez savoir. Je sais ce que je fais en répondant à votre question. Si j’y réponds, c’est que je pense que c’est une chose que je dois à vous, à d’autres, à moi-même ; je crois que si j’avais mis Paul en face de cette alternative : Treblinka – ou moi… oui, pour finir, c’est moi qu’il aurait choisie. »
J’ai eu la conviction profonde qu’elle disait vrai. Je crois que l’amour de Stangl pour sa femme surpassait son ambition et surpassait sa peur. Si elle avait trouvé en elle assez de courage et de conviction morale pour l’obliger à choisir, ils auraient peut-être tous péri il est vrai, mais au sens profond du terme, elle l’aurait sauvé.
Néanmoins, ce ne fut pas là le dernier échange entre Frau Stangl et moi durant ce voyage à travers le Brésil. Le lendemain matin, il me fallait quitter l’hôtel à 6 heures et prendre l’avion pour l’intérieur du pays ; je ne suis rentrée que tard dans la nuit. À la réception, on m’a tendu une lettre en me disant : « C’est une dame qui l’a apportée ce matin
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