Bataillon de marche
bordel !
Nous fîmes une halte le lendemain, tard dans la soirée.
– Quelle merde ! soupira Petit-Frère en sortant de sa poche un paquet de machorka. C’était un de ces paquets plats que les Soviétiques recevaient comme rations.
Ceux qui n’ont jamais été soldats de commandos, ou – abandonnés de l’univers – fugitifs derrière les lignes russes, ceux-là ne peuvent se rendre compte du prix de ces machorkas si méprisées. On oublie le froid inhumain ; la faim s’évanouit ; on reste là, les jambes écartées dans la neige, à respirer cette fumée malodorante. De temps en temps, s’exhalait un soupir de satisfaction ; des sourires s’esquissaient ; nous possédions une machorka et la liberté ! Tout le monde reprenait courage.
Porta se sentait tout gaillard. La bouteille de vodka circulait. On rotait agréablement et on crachait dans le précipice. Au travers de la fumée, la situation ne paraissait pas si terrible.
– Ces cinq cents kilomètres, on les aura bientôt faits, dit Barcelona. Si même on pouvait trouver une planque stalinienne, y aurait qu’à s’y installer en attendant les Tommies.
– Croyez-vous qu’ils pendront Adolf et le Heinrich à la Brandenburger Tor ? demanda Petit-Frère.
– Pas besoin de ça, dit Steiner. Un arbre du zoo suffira bien pour de tels chiens.
Nous discutions béatement de l’après-guerre et de nos projets, séduisant mélange de rapines et de vengeances. Le sixième jour, nous débouchâmes dans la plaine. Alte était en avant avec Barcelona Blom et Steiner. Porta, le légionnaire et Petit-Frère traînassaient derrière des rochers et se partageaient un morceau de pain – le dernier. Moi, je me reposais dans la neige avec les autres, à l’abri d’un buisson.
Tout à coup, le cri : – Stoj kto ! (Halte !) déchira l’air comme un coup de couteau. Un cri qui était immédiatement suivi d’une rafale si on n’obtempérait pas à la seconde.
Tout le monde leva la tête et nous n’en crûmes pas nos yeux. Un long traîneau attelé de petits chiens sibériens – ces petits chiens costauds qui peuvent courir éternellement – descendait la côte à grandissime vitesse. Le traîneau fit un virage élégant autour d’Alte, de Barcelona et de Steiner, immobiles comme des statues dans la neige.
– Stoj kto ! crièrent les deux petits soldats au bonnet marqué d’une croix verte ; des petits soldats bas sur pattes dans des fourrures blanches. Aux pieds, les skis sibériens ; sur la poitrine, le fusil mitrailleur avec les cartouches ; sur le ventre, le naga dont l’épaisse tresse couleur d’épinards était fixée à l’épaule.
Ils s’arrêtèrent avec de grands éclats de rire. Le geste qui demande les papiers est le même partout ; on ne peut s’y tromper, même dans une steppe balayée par la neige au fond du Caucase.
Un des N. K. V. D. couvrit son camarade, le fusil mitrailleur pointé sur nous. Les chiens fumaient, ils s’étaient couchés dans la neige.
Nous étions tous comme hypnotisés. Que faire ? Impossible de tirer sans atteindre nos trois camarades. Seul, le légionnaire, durci par la plus atroce des guerres dans les montagnes d’Afrique, connaissait cette forme de combat. Il rampait comme un serpent, comme un cobra qui couve sa proie, on ne le voyait presque pas… Il était déjà au but. Il leva son fusil mitrailleur, se mit sur un genou et siffla le mot le plus redouté de tout le pays :
– Stoj kto !
Les deux N. K. V. D. pivotèrent sur place et fixèrent avec épouvante le petit soldat balafré.
– Mes amis, finie la guerre !
Le fusil mitrailleur glapit. Un des Russes s’effondra sans bruit ; l’autre se mit à courir mais tomba presque aussitôt, le couteau de Petit-Frère entre les deux épaules.
Alte se rua vers les chiens, saisit ranimai de tête par la bride et le maintint à terre ; le chien grondait, essayait de mordre, mais Alte le tenait ferme par le museau et le calmait déjà.
Dans le traîneau, nous trouvâmes force vivres et munitions, ainsi que deux fûts de vodka qui nous réconfortèrent. En cinq minutes, les deux N. K. V. D. avaient été mis dans le costume d’Adam, et jusqu’à leurs marques d’identité, tout fut emporté. Le traîneau n’avait pas encore démarré qu’ils étaient gelés tous deux, dans des positions grotesques.
– O-ha ! cria Alte en claquant la tresse du naga.
Le chien de tête hurla longuement, le traîneau fila, et nous
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