Bataillon de marche
légionnaire. Tu trotteras en vitesse vers le cap Deshnev s’ils te donnent le choix. Ces histoires de préférence sont des foutaises. On se bat pour la vie, cette vie amère et loqueteuse. C’est la volonté d’Allah.
– Et Allah commande qu’on nous colle dans les loques d’Ivan et dans ses cercueils d’acier ! ricana Porta.
– Allah a tout prévu, dit le légionnaire.
– Ça, alors ! cria Petit-Frère de dessous la voiture. Tu dis toi-même qu’Allah est bon et ne cesse pas de nous foutre dans la merde !
Le légionnaire haussa les épaules. Pour lui, Allah ne se discutait pas. Le Vieux se redressa et ramassa son fusil mitrailleur.
– En avant, marche ! Chez le capitaine Lander. Il soupire après vous.
Lentement, nous nous relevâmes et, balançant nos armes sur nos épaules, nous partîmes en une troupe fort peu réglementaire vers le chair du chef de la compagnie.
Le capitaine Lander n’était que depuis peu au bataillon de marche, et on le savait un nazi fanatique, originaire du Slesvig. Des histoires très louches au sujet d’enfants l’avaient fait envoyer au front. Des bruits bizarres circulaient, et Porta, comme toujours, avait découvert le pot aux roses par son copain de l’état-major du régiment, la première classe Feders. Sévices sur enfants. Une affaire de baignades glacées dans une maison « d’éducation », ou quelque chose du même genre. Nous pensions bien tout apprendre un jour. Il y en avait tellement qui venaient nous rejoindre : des types qui nous tapaient sur l’épaule en disant : « Camarades », des types qui distribuaient des cigarettes, des types qui recevaient des colis du Danemark avec de grosses tranches de lard, des types qui palabraient sur leur fraternité avec les gens des pays qu’ils avaient occupés. Mais rien n’y faisait. Leurs sales tours arrivaient par des canaux détournés à nos oreilles soupçonneuses. C’étaient alors Porta et le légionnaire qui décidaient de notre conduite à leur égard.
Les uns on les tirait dans le dos au cours d’une attaque ; les autres, on les livrait à Ivan, et ce qu’il en faisait on ne le savait pour sûr jamais ; c’était tout aussi bien. D’autres encore, nous les faisions tout simplement mourir de froid.
Le capitaine Lander nous attendait donc debout, les jambes écartées et ses mains gantées sur les hanches. C’était un homme petit et grassouillet d’environ 50 ans, un commerçant en a Delikatessen ». Porta l’appelait a tailleur de lard ». Qu’il fût en même temps président du conseil de fabrique de sa paroisse et marguillier, nous ne le savions pas encore, ni qu’il présidât également le conseil de tutelle local. Il affectionnait les citations bibliques, et lorsqu’il expédiait un homme au conseil de guerre, il disait avec une onction affligée : « Je suis peiné d’avoir à le faire, mais c’est la volonté du Seigneur. Ses voies sont insondables quand il veut ramener une brebis égarée. »
Il priait beaucoup ; avant ses repas, il disait le Bénédicité ; il invoquait le Saint-Esprit avant de signer l’ordre d’exécution de civils russes que lui seul considérait comme des partisans, et il se léchait les babines devant les corps troués de balles. « Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée », disait-il en levant ses yeux de poisson bouilli vers le ciel. Il confondait Dieu et Adolf Hitler mais ne nommait jamais Jésus ; ce n’était pas la mode d’alors.
Le jour où il exécuta lui-même une jeune femme, il lui dit, tandis qu’elle était à genoux : « Tu trouveras un monde meilleur dans le royaume de Dieu. » Il lui caressa doucement les cheveux et réussit à tirer deux fois avant qu’elle ne s’effondrât.
Le capitaine se tenait toujours à distance respectueuse des troupes combattantes. Sa croix de fer avait été le résultat d’un faux, et lorsque le régiment voulut chicaner sur cette citation, le lieutenant-colonel Hinka, notre commandant, reçut de gens haut placés à la Bendler-strasse l’ordre de cesser ses investigations.
Alte termina son rapport et le capitaine Lander prit la parole :
– La guerre exige des victimes, c’est la volonté de Dieu. Si une guerre n’est pas meurtrière, ce n’est pas une guerre. La mission que je vous donne signifie sans doute la mort pour la plupart d’entre vous, mais ce sera la mort au combat et pleine d’honneur.
– Tu m’emmerdes ! cria Petit-Frère
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