Berlin 36
Cleveland
Repartir de zéro… Cette perspective démoralisait Henry. Comment refaire sa vie quand on n’a absolument rien ? Comment reconstruire quand on n’a pas la première pierre ? A Cleveland, dans l’Ohio, véritable melting-pot qui brassait immigrants italiens, polonais, grecs et arabes, Henry n’avait plus ses repères : il ressemblait à un poisson hors de l’eau. Tout avait changé : à Oakville, chaque dimanche, la famille au complet parcourait neuf miles à pied pour se rendre à l’église. A présent, on n’allait plus à la messe tous les dimanches. Ne fallait-il pas y voir le signe que la vie, là-bas, était mieux équilibrée ? Depuis son arrivée dans cette cité, il n’avait pas réussi à trouver un travail stable. Il était pourtant prêt à tout, à balayer, à faire le ménage comme sa femme et ses filles qui avaient rapidement trouvé un emploi. Mais il avait plus de quarante ans et les employeurs lui préféraient les jeunes, jugés plus malléables, plus dynamiques. De surcroît, il ne savait ni lire, ni écrire, ni compter. Ce qui, à Oakville, pouvait passer inaperçu – on n’avait pas besoin d’être éduqué pour mener le mulet aux champs ! –, constituait un handicap dans une grande ville où tous les boulots, même celui de déménageur, exigeaient un minimum d’instruction, ne serait-ce que pour lire les adresses, compter les caisses ou remplir un formulaire. Henry en avait marre, marre de passer son temps à chercher du travail au lieu de travailler. Il se sentait frustré et, pour tout dire, inutile. Ses fils, rompus aux travaux les plus durs grâce à l’expérience qu’ils avaient acquise auprès de lui à Oakville, avaient tous été embauchés : certains bossaient dans le déchargement des camions, d’autres comme concierges ; leurs salaires, bien que modestes, contribuaient, en s’additionnant, à rendre la vie « meilleure », comme disait Emma : ils pouvaient s’offrir des chemises, manger de la viande une fois par semaine, meubler petit à petit la nouvelle maison. Quoique malheureux, Henry gardait le silence. Qu’aurait-il pu dire ? Qu’il se sentait mieux à Oakville ? Avec un dévouement exemplaire, Emma lui apportait le réconfort dont il avait besoin. « Sans elle, j’aurais craqué depuis longtemps », répétait-il sans cesse. Pour se prouver qu’elle n’avait pas eu tort d’entraîner la famille à Cleveland, elle travaillait comme dix. Soucieuse de ne pas négliger son foyer, elle avait établi un emploi du temps très astucieux, de sorte qu’il y avait toujours quelqu’un à la maison pour prendre soin des plus petits. Ce qui consolait surtout le père, c’est que JC avait réalisé son rêve : aller à l’école. La plupart de ses enfants avaient bien commencé à fréquenter des établissements scolaires, mais ils avaient tous fini par jeter l’éponge, soit qu’ils fussent imperméables à l’enseignement – il y avait, paraît-il, des gens plus doués que d’autres pour étudier –, soit qu’ils fussent impatients de travailler pour soutenir la famille. Seul JC avait persévéré, surmontant la honte d’être bien plus âgé que ses camarades de classe à cause du retard accumulé à Oakville. Après ses cours à la Bolton Elementary School, il travaillait comme livreur dans une épicerie, ce qui l’obligeait à sillonner la ville en courant. Ses jambes s’étaient musclées, sa capacité respiratoire avait augmenté, si bien qu’un jour, relevant le défi que lui lançait son frère aîné, il fit la course avec Sylvester et le dépassa. Témoin de l’exploit, Henry posa une main sur la nuque de son benjamin et lui dit fièrement :
— James Cleveland, tu es devenu un grand garçon.
— A l’école, on m’appelle « Jesse », Daddy .
Henry retira sa main et fronça les sourcils :
— Mais ton nom est James Cleveland, et on te surnomme « JC » ! protesta-t-il.
— Au début de l’année scolaire, quand la maîtresse m’a demandé de me présenter, je lui ai dit : « JC Owens », mais elle a mal entendu et a noté « Jesse » sur son carnet. Depuis, tout le monde à l’école me nomme ainsi !
Henry fronça les sourcils. Comment son fils pouvait-il renoncer à son vrai prénom ? En adopter un autre, parce que l’école et son institutrice l’avaient voulu, c’était renier son identité. Pourtant, il n’insista pas. Il l’embrassa affectueusement et lui dit :
— Si
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