Berlin 36
s’élancèrent. Jesse prit un départ fulgurant et, d’emblée, dépassa ses concurrents. Avec ses foulées rapides, il semblait léger, semblable à une gazelle. Riley souleva son béret et se gratta la tête. Incroyable, ce garçon était incroyable ! Il était le plus jeune de tous les coureurs et, pourtant, il les distançait avec une étonnante facilité. Mais, trop occupé à soigner sa prestation, Jesse fut incapable de conserver son avance et, à quelques mètres de l’arrivée, fut coiffé sur le poteau par trois de ses adversaires, perdant ainsi sa place sur le podium.
Charles Riley serra les dents et, quittant les gradins, descendit sur la piste pour aider les organisateurs à disposer les haies en vue de la course suivante. Essoufflé, Jesse Owens resta un moment accroupi, comme s’il redoutait l’instant où ses yeux allaient croiser ceux de son entraîneur. Se décidant enfin, il se releva et se dirigea vers lui. Riley se mordit les lèvres. Que fallait-il lui dire ? D’ordinaire, il ne parlait pas beaucoup : il se contentait d’un sourire ou d’un conseil.
— Je pensais que j’allais gagner, monsieur Riley, bredouilla Jesse en haletant. J’aurais dû. Pourquoi ai-je perdu ?
— Parce que tu as essayé de leur en mettre plein la vue au lieu de vouloir les battre !
L’adolescent fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas. Qu’entendez-vous par là ?
— Je ne te le dirai pas, Jesse. Je vais te le montrer. Travailles-tu aussi le dimanche après-midi ?
— Non, juste le matin. Ensuite, je peux faire ce que je veux du reste de la journée.
— Très bien. Je passerai te prendre chez toi à 13 heures.
— Où irons-nous ?
Charles Riley eut un sourire énigmatique.
— Regarder les meilleurs coureurs du monde !
Le dimanche suivant, à l’heure convenue, Charles Riley vint chercher Jesse Owens dans sa vieille voiture, une Ford modèle T hors d’âge qui pétaradait effroyablement, et prit la route de l’est. Pendant tout le trajet, aucun mot ne fut prononcé.
— C’est loin ? demanda enfin l’adolescent, agacé par le silence de son entraîneur.
— Assez, lui répondit-il en souriant.
Jesse hocha la tête. Ce Charles Riley était un brave type. Grâce à lui, il avait appris le respect de l’autre, le fair-play, mais aussi l’égalité des races – car Riley, à la différence de millions d’Américains qui continuaient à mépriser les Noirs et leur interdisaient de se mêler aux Blancs dans les lieux publics sous peine d’être lapidés ou lynchés, le considérait comme son propre fils. « Sans ses conseils, j’aurais sans doute mal tourné », songea-t-il avec gratitude.
Deux heures plus tard, la voiture s’arrêta au milieu d’un vaste espace à l’air libre. Charles se dirigea vers un guichet, acheta deux billets et, d’un geste de la tête, proposa à Jesse de le suivre. Ils pénétrèrent dans un stade dont la piste en terre battue paraissait beaucoup plus large que les pistes habituelles. Debout près de la barrière située en bordure des gradins, ils attendirent le début de la course. Tout à coup, une demi-douzaine de chevaux apparurent, montés par des jockeys armés de cravaches, et s’élancèrent.
— Une course de chevaux ! s’exclama Jesse, interloqué. Je ne savais pas que vous jouiez aux courses !
— Jouer aux courses, moi ? Jamais ! protesta Riley. Je t’ai emmené là, petit, pour que tu regardes bien ces chevaux courir. Aucun homme au monde ne peut leur être comparé. Je veux que tu observes bien celui qui occupe la première place et la garde… Je veux que tu considères deux choses : la tête du cheval et comment il remue son corps.
Jesse écarquilla les yeux. Pendant une heure, il assista au spectacle, muet d’admiration.
— Alors, qu’as-tu appris ? lui demanda Riley, l’air amusé, tandis qu’ils revenaient vers le parking.
— Que les chevaux qui parviennent en tête du peloton et conservent leur place n’ont pas l’air de faire trop d’efforts…
— C’est cela, Jesse. Comme les chevaux, tu dois courir avec aisance, effleurer la piste avec des appuis légers, sentir que tes pieds touchent à peine le sol, comme si tu dansais sur des charbons ardents, et puis demeurer en ligne, bien en ligne, concentré jusqu’à la fin de la course… Rien n’est jamais acquis tant que tu n’as pas franchi la ligne d’arrivée !
Il lui pinça la joue et ajouta d’un ton
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