Caïn et Abel
fille.
Il est ressuscité ! Gloire à Dieu ! Mais elle, ma malheureuse décharnée, où est-elle ?
On a livré son corps aux flammes. Je n’ai pas voulu assister à son incinération.
Alors, résurrection ?
Dans cette nuit qui me recouvre, le doute m’étouffe et me noie.
Je me lève en prenant appui sur le rebord de ma longue table.
J’effleure les livres entassés, ceux que Monseigneur Skiathos m’a prêtés et ceux dont les auteurs ne me quittent jamais. Je les ai suivis depuis l’adolescence. Leurs pas sont devenus les miens. Je connais chacun de leurs mots. Ils éclairent la nuit, mais eux aussi – toi, Dante, toi, Dostoïevski, et ceux qui vous ont inspirés, Eschyle, Sophocle – attisent le brasier du châtiment et de la culpabilité.
Je quitte la bergerie.
Il fait froid et mes larmes redoublent, brûlantes.
J’arpente le cimetière attenant à la maison. Je me heurte aux pierres tombales. Je me souviens de ces mots de feu :
Per me si va nella città dolente
Per me si va nell’eterno dolore
Per me si va tra la perduta gente
Lasciate ogni speranza voi ch’entrate …
Les mots de Dante me viennent en désordre. Je m’agrippe à la tunique bleue du poète.
C’est Virgile qui nous guide, et nous traversons les cercles de l’Enfer.
Là, dans la fosse, les pécheurs sont enlisés dans leurs excréments.
Ils sont la proie d’un fleuve de sang bouillant.
Ceux qui tentent d’émerger, qui luttent pour échapper aux excréments et aux flammes, sont blessés par les flèches que décochent des centaures qui les contraignent à s’enfoncer davantage dans la souffrance et l’horreur.
Parmi ces pécheurs, il y a les violents qui ont exercé leur furie contre eux-mêmes : les suicidés.
Marie, ma décharnée, ma fille abandonnée, est parmi eux, vouée par Dante aux souffrances éternelles.
Que puis-je maintenant pour elle et pour moi, son assassin ? Prier ? Supplier ?
Je me laisse tomber sur le bord d’une sépulture. Le froid me tranche la nuque alors que mon âme est en feu.
Je voudrais être l’un de ces flagellants qui s’en allaient de ville en ville, annonçant la fin des temps, écoutant la prédication de celui qu’ils avaient choisi pour Maître et pour Père.
Ils croyaient à la prophétie de Joachim de Flore clamant le règne imminent de l’Évangile éternel : le nouvel âge devait commencer en 1260.
Il serait précédé de signes, de persécutions, de massacres. Dans l’attente du royaume de Dieu, il fallait se punir, souffrir.
Les flagellants se frappent le dos, le torse. Ils se fouettent avec tant de fureur que leur peau se déchire, leur corps n’est plus qu’une plaie.
Ils partagent les souffrances du Christ, dont le corps a été ensanglanté par le fouet des légionnaires du procurateur Pilate.
Ils traversent des contrées ravagées par la peste et la famine. Les morts sont aussi nombreux que les arbres déracinés par la tempête.
Ils croient que la fin des temps est proche et leurs coups se font plus rageurs. Ils se frappent entre eux deux fois par jour. La nuit, ils se châtient seuls, espérant qu’au terme de ce sanglant pèlerinage un jour nouveau se lèvera sur un monde purifié.
Je les entends qui crient, qui prient, puis s’éloignent.
Dieu, pourquoi faut-il traverser les cercles de l’Enfer avant d’atteindre le Paradis ?
Me sera-t-il donné de connaître la Vita Nova ?
28
J’ai cru qu’elle commençait cette nuit-là, ma Vita Nova .
J’ai d’abord entendu un bruit de pas. On marchait sur l’aire devant la bergerie, le gravier crissait.
Puis on a rompu le silence nocturne en frappant avec insistance à ma porte.
Je me suis mis à espérer, à imaginer que celle que j’avais étreinte était revenue.
On était au mitan de la nuit.
Je me suis dressé, aux aguets. Je me suis souvenu du vers de Dante :
Nel mezzo del cammin di nostra vita …
J’ai pensé à son amour pour Béatrice. Il l’avait célébré dans la Vita Nova , ce livre que j’ai si souvent lu et relu, ému par la douleur du poète et le dolce stil novo .
J’étais, comme Dante, « au milieu du chemin de ma vie », et j’avais moi aussi le deuil au cœur.
Béatrice, son amour d’enfance, était morte. Mon enfant, ma fille, ma maigre, ma décharnée Marie, elle aussi s’en était allée.
Tout à coup, j’ai reconnu la voix de Claudia Romano, douce et obstinée, inquiète et bienveillante :
« Paul, vous êtes
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