Caïn et Abel
arbres dont le feuillage frissonne comme dans la nuit de la trahison de Judas. Dans l’église du Saint-Sépulcre, il est enveloppé par une lueur aveuglante cependant qu’un ange lui ceint les reins.
Joachim a compris d’emblée que Dieu lui ordonne de se vouer à la chasteté. Car l’homme, qui commence sa vie par la chair, dans la chair, doit s’élever jusqu’à l’Esprit, dernier âge de l’histoire du monde, quand les vérités seront révélées.
On atteindra ainsi le septième âge de l’Humanité.
Et ce sera le temps de la Résurrection.
Sans la résurrection, il n’y a pas d’amour, seulement l’illusion qui conduit à l’abîme, puisque l’être aimé est voué à l’éternelle disparition.
La femme que l’on veut enlacer, le frère que l’on désire embrasser deviennent, au moment où on leur ouvre les bras, deux tas de poussière.
Toute vie sans résurrection n’est que lèpre, corps voué à la peste.
Si je ne veux pas désespérer, il faut que Marie, ma décharnée, ma victime, soit un jour ressuscitée.
Espérance !
Je prie.
Je voudrais que me pénètre la certitude de la résurrection de Marie, qu’ainsi la blessure toujours ouverte de sa mort – mon apocalypse – soit guérie par l’Espérance en la bonté de Dieu qui rappellera à la vie les corps engloutis.
Je m’imagine apaisé, mais Joachim de Flore l’était-il, lui qui, rentré en Italie, parcourant les forêts de Calabre, y devient ermite, puis s’enferme dans l’impérieuse règle monastique qui martyrise le corps, plie et exalte l’âme ?
Il prêche, annonce la fin des temps, l’Apocalypse. Et je relis après lui le chapitre XX dicté par Jean, ici, dans la grotte de Patmos, à quelques centaines de pas de cette bergerie qui est devenue mon ermitage, mon lieu de prière et de souffrance, d’espérance et de doute.
Je scande les versets, je veux que la rumeur des mots étouffe ma pensée, ensevelisse mes doutes.
« J’ai vu un grand trône blanc… Et j’ai vu les morts grands et petits se tenir devant le trône, et on a ouvert des livres. On a aussi ouvert un autrelivre, celui de la vie. Et on a jugé les morts selon leurs œuvres d’après ce qui a été écrit dans les livres.
« Si quelqu’un n’était pas trouvé inscrit dans le Livre de la vie, on le jetait dans l’étang de feu. »
25
Tout à coup, je cesse de prier. Je blasphème ! Est-ce ma raison qui me pousse ainsi à m’insurger, à refuser d’imaginer que Marie, ma fille, bourreau de son corps décharné, ait pu être jetée dans l’étang de l’ardent feu de soufre ?
Où es-Tu, Dieu de compassion, de pardon, de justice et de paix ? Si j’en crois l’Apocalypse de saint Jean, l’un de Tes anges crie à pleine voix à tous les oiseaux qui volent au zénith :
« Ici rassemblez-vous pour le grand repas de Dieu, pour manger des chairs de rois, des chairs de chefs, des chairs de forts, des chairs de chevaux et de cavaliers, des chairs de tous les hommes ou esclaves, petits ou grands… !
« Et ils les ont rassemblés en un lieu appelé Armageddon… »
On a alors vu « la Bête et les rois de la terre et leurs armées rassemblées pour combattre celui qui est sur le cheval et son armée.
« Et celui qui est sur le cheval, dont l’épée sort de la bouche, a tué la Bête, les faux prophètes et les rois de la terre.
« Et tous les oiseaux ont été rassasiés de leurs chairs. »
Où es-Tu, Dieu d’amour ?
Ce matin-là, quittant ma bergerie, marchant à grands pas sous les oliviers alors que le vent soufflait en tempête et que la mer striée de courts traits blancs était d’un bleu noir, j’ai maudit ces croyances, cette religion anthropophage, ce Dieu guerrier dont l’épée sort de la bouche.
Je ne marque aucun arrêt devant la grotte de l’Apocalypse, je ne jette pas un seul regard sur le groupe de visiteurs qui, serrés comme un essaim, attendent que commence la visite.
Je gagne le sommet de la colline, y retrouve les crevasses dans lesquelles je me glisse. J’y suis à l’abri du vent, mais il hurle, se faufile dans les anfractuosités, mugissement auquel se mêlent des rires juvéniles. Je crois reconnaître les voix de Claudia Romano, de Rosa Berelowicz, et, leur répondant, celles de Vincent Boyon et de Vangelis Natakis. J’hésite, puis m’extrais de ces cavités rugueuses et, lorsqu’ilsme voient, les deux couples s’immobilisent, figés dans leur
Weitere Kostenlose Bücher