Caïn et Abel
étreinte.
Claudia Romano repousse vivement Vincent Boyon alors que Rosa Berelowicz se serre plus fort contre Vangelis Natakis.
Je me sens apaisé, rassuré. Le jaillissement de la vie, le désir sont plus forts que les versets de l’Apocalypse. Le désir est résurrection. Quand le désir disparaît, c’est la mort qui vient.
J’ouvre les bras, comme si j’invitais les quatre jeunes gens à partager avec moi leurs élans, leurs désirs. Si j’osais, si ce n’était pas là un geste ridicule, je les bénirais comme un païen et leur lancerais ces mots sacrilèges : « Laissez-vous emporter par le désir ! Que rien ne refrène vos ardeurs ! »
Puis j’ai tourné la tête, me suis éloigné, et à chaque pas je me suis rapproché de Marie.
J’étais à nouveau coupable d’abandon et j’ai pensé à la mort un instant repoussée, tout à coup présente, abîme sans fond qui s’ouvre sous les pas insouciants du vivant, abîme que seule la résurrection peut combler, elle qui seule fera resurgir la vie de cette fosse.
Mais il faudrait croire, prier.
Et j’avais blasphémé.
Je suis passé devant l’entrée de la grotte de l’Apocalypse.
Le vent avait cessé de souffler.
Dans le silence revenu, j’ai entendu le chant des oiseaux.
Et je me suis souvenu du Poverello.
26
Ce poverello , ce petit pauvre, au corps malingre torturé par la maladie, je me suis tourné vers lui dès que j’ai eu regagné la bergerie.
J’étais encore une fois écartelé, rongé par le doute ; j’avais soif de foi, je voulais m’emplir de croyance, ajouter l’espérance à l’apocalypse, vivre et croire à la résurrection. J’ai rouvert fébrilement les œuvres de François d’Assise, mis mes pas dans les siens. Comme Joachim de Flore, son aîné de près de cinq décennies – peut-être s’étaient-ils rencontrés ? –, il avait renoncé à la richesse, à la gloire, à la puissance et au désir.
Je le revois jetant les vêtements de belle et noble étoffe, taillés dans la soie et le velours, que son père, marchand d’Assise, lui a fait confectionner. François se dépouille de toutes ses parures. Le voici nu, chétif, mais les yeux exprimant la joie d’avoir renoncé, de ne plus être qu’un mendiant dont la seule tunique, de laine grossière, est serrée à la taille par une corde, et dont les pieds sont nus.
Il a choisi la chasteté, le jeûne. Il ne vit que d’aumône. Des hommes et des femmes le rejoignent, constituent l’ordre des Frères mineurs et celui des Clarisses.
Je le suis comme tous ces jeunes gens qui font vœu de pauvreté, qui chantent la vie dans l’extrême misère. Ils osent s’approcher des lépreux. Ils reconstruisent des églises abandonnées. Ils parlent aux oiseaux parce que tout ce qui existe est à leurs yeux œuvre de Dieu et doit être évangélisé.
J’écoute saint François, sa voix chargée de compassion m’émeut :
« Aimons le Seigneur qui nous a donné, nous donne à tous le corps, l’âme et la vie. Il nous a créés et rachetés. Il nous sauvera par Sa seule tendresse, malgré nos faiblesses et nos misères, nos gâchis et nos hontes, nos ingratitudes et nos méfaits. Il ne nous a fait et ne nous fait que du bien. »
En l’entendant, en reprenant ses mots, j’en viens à oublier le Dieu guerrier dont le sabre sort de la bouche.
C’est l’an 1219. En France, certains hurlent en pénétrant à cheval dans les églises, en massacrant ceux qu’ils appellent les albigeois et condamnent comme hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! » En Terre sainte, François d’Assise demande à rencontrer le sultan d’Égypte, Malek el-Kamil, chef de l’armée ennemie, impitoyable et cruel infidèle. Il sait, en raison, qu’il est promis à la mort :
« Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi. »
Dieu l’envoie comme un « agneau au milieu des loups ».
Mais le loup est aussi pour François une créature de Dieu :
« Notre Seigneur, dont nous devons suivre les tracas, a appelé ami celui qui le trahissait. Ils sont donc nos amis, ceux qui nous enfoncent dans l’angoisse. Ils sont nos amis, ceux qui nous traînent dans la boue. Ils sont nos amis, ceux qui nous font subir mille douleurs et mille tourments, ceux qui nous torturent et nous font mourir. Nous devons les aimer beaucoup. Par les souffrances qu’ils nous infligent, ils nous rendent aptes à la vie
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