Catherine et le temps d'aimer
elle avait vu Fatima en grande conversation avec une vieille femme somptueusement vêtue de brocart vert dont les yeux de fouine avaient insolemment détaillé son anatomie. Les deux femmes semblaient discuter âprement et Catherine aurait volontiers juré qu'elle était l'objet de cette discussion, mais, après un signe de tête approbateur, la vieille avait disparu en faisant claquer ses babouches sur le dallage et, lorsque Catherine avait interrogé Fatima à son sujet, l'Ethiopienne s'était contentée de hausser les épaules.
— Une vieille amie à moi ! Mais, si elle revient, il faudra te montrer douce et aimable... car elle peut beaucoup pour toi, si tu désires un maître plus... vaillant que le petit médecin !
Fatima n'avait rien voulu dire de plus et il avait bien fallu que «
Lumière de l'Aurore » se contentât de ses mystérieuses paroles, dont à vrai dire elle devinait à moitié le sens. Abou ne lui avait-il pas dit que Fatima était la reine des entremetteuses ? Elle s'était, alors, contentée de remarquer doucement :
— Un maître plus vaillant, certes... mais je serais tout à fait heureuse si, grâce à ce maître, je pouvais enfin découvrir les merveilles d'Al Hamra !
— Ce n'est pas impossible, avait alors répondu Fatima d'un ton rogue, et Catherine, cette fois, n'avait plus insisté.
Au lendemain de la visite de la vieille au brocart vert, la jeune femme avait obtenu de Fatima la permission de sortir pour se rendre dans les souks. Elle aimait flâner dans l'atmosphère chaude, poussiéreuse et magnifique de ces interminables rues couvertes de roseaux où les merveilles jaillissaient continuellement de toutes ces minuscules boutiques. Et, deux ou trois fois, Fatima lui avait permis de sortir, soigneusement voilée bien entendu, flanquée de .deux servantes qui ne quittaient pas ses côtés et suivie d'un grand eunuque portant sous le bras une longue courbache en cuir d'hippopotame tressé.
Il en avait été de même ce matin-là et, avec son escorte habituelle, la jeune femme, sous un grand voile de satin léger couleur de miel qui ne laissait voir que ses yeux fardés, se dirigeait d'un pas tranquille vers le grand sotik des soieries qui ouvrait presque au pied de la rampe d'accès d'Al Hamra. La journée s'annonçait torride. Une brume bleutée enveloppait la ville et, un peu partout, les citadins arrosaient les ruelles à grande eau pour tenter de garder un peu de fraîcheur et fixer la poussière. Il était encore très tôt. Le jour était levé depuis deux heures à peine, mais c'était le seul moment, avec l'heure relativement douce du crépuscule, où il était agréable de quitter l'ombre fraîche des maisons. Ce qui n'empêchait nullement l'agitation habituelle aux jours de marché de s'emparer de Grenade.
Catherine, quittant l'ombre d'une mosquée, allait s'engouffrer sous l'arche qui ouvrait le souk et s'avançait dans l'espace découvert, inondé de soleil, qui précédait Bab-el-Ajuar, le grand arc rouge, gardé de Nubiens gigantesques, qui constituait la première porte d'Al Hamra, quand une musique stridente, guerrière, déchira ses oreilles.
Une troupe d'hommes à cheval, soufflant dans des ghaïtas 1 ou frappant à pleins poings le tar 2, venaient de franchir la porte, précédant une puissante troupe armée. Des soldats au teint sombre, aux yeux sauvages, la lance à la cuisse et montant de rapides petits chevaux
andalous,
entouraient
un
groupe
de
cavaliers
somptueusement vêtus et portant tous, sur leur poing gauche ganté de cuir épais, un faucon ou un gerfaut. Les capuchons qui aveuglaient les rapaces étaient de soie pourpre scintillante de pierreries, les robes des cavaliers faites de brocarts précieux et leurs armes étaient bosselées de gemmes énormes. De grands seigneurs sans doute. Tous avaient des visages fins et fiers., de courtes barbes noires, des yeux de braise.
1 Sorte de musette.
1 Petit tambour rond.
Un seul montrait un visage nu, une tête sans turban. Il chevauchait un peu en avant des autres, silencieux, hautain, retenant d'une main nonchalante sa fringante monture, une bête d'un blanc neigeux dont l'éclat accrocha le regard de Catherine. Instantanément, du cheval, les yeux de la jeune femme montèrent au cavalier. Elle étouffa un cri : la monture, c'était Morgane, le cavalier, c'était Arnaud...
Très droit sur sa selle brodée, dominant d'une tête ses compagnons, il était vêtu à l'orientale, mais de soie noire
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