Clopin-clopant
la récurai de fond
en comble à l’eau de Javel.
À huit heures, très concentrée sur ma pile d’assiettes, je
mis le couvert : « Lève un peu le nez, ma chérie, tu as une drôle de
petite figure ce soir, on dirait un Vermeer. – C’est la maman de Rénate qui m’a
coupé la frange. – Ça te va très bien. »
En tous lieux
Ma mère fumait en toutes circonstances, partout. Sauf dans
la rue : tabagique mais chic. Elle fumait en cuisinant, en me donnant mon
bain, en se faisant les ongles de pied (toujours vernis, même sous de grosses
chaussettes et des bottes), en lisant, en épluchant les légumes, en mangeant, en
se maquillant, en se coiffant. Je crois ne l’avoir jamais vue sans une auréole
de volutes bleues, ses longues paupières baissées pour protéger ses yeux de la
fumée.
À cette époque, les femmes, les autres femmes, fumaient peu.
La cigarette avait presque fonction d’accessoire. Je ne connais plus que
Monique pour perpétuer cette tradition avec ses Balkan Sobrani multicolores
dont elle assortit la teinte à ses pulls.
Bref, ma mère restait singulière dans son genre, inégalée
par son score. Une véritable virtuose. C’est du moins ce que je crus jusqu’à un
bref séjour en Angleterre où mon hôtesse fumait plus que ma mère. Elle arrivait
à étendre sa lessive, une Craven A au coin de la bouche, quelques pinces à
linge à l’autre coin. Les femmes sont formidables. D’autant que c’était encore
le temps où les hommes quittaient le domicile conjugal sous l’innocent prétexte
d’aller acheter des cigarettes.
N’empêche, en France, je pense que ma mère pouvait aspirer
au record tabagique. Elle fumait comme un homme, plus qu’un homme, mais ce n’était
pas un homme, comme l’attestait le regard des femmes. En fait, à l’époque, tout
le monde – mâle –, jeunes et vieux, pauvres et riches, fumait, partout : dans
les trains, sur les quais de métro, dans les taxis, les cinémas, les magasins. Tous
les magasins. Y compris d’alimentation, et pas seulement les clients. Le commis
du boucher découpait ses quartiers de bœuf mégot au bec, idem pour les
maraîchers. J’ai toujours préféré ça à les voir éternuer sur l’entrecôte et la
laitue. On fumait même dans les hôpitaux et, là encore, je trouve ça moins
malsain que d’y pénétrer avec des semelles nécessairement merdeuses : la
cendre portée à mille degrés ne produit que poussière stérile et moins de
maladies nosocomiales que le reste.
On fumait évidemment dans les librairies où nul ne prenait
un air faussement désolé pour dire : « Vous comprenez, avec tous ces
livres… » D’ailleurs, les libraires fumaient plus que tout autre. Je me
souviens de Chérel avec son éternel clope, couvert de cendres, lesquelles
cascadaient sur sa gidouille. Mais tout cela, c’était avant que les hygiénistes
n’eussent établi que la bibliothèque d’Alexandrie avait brûlé à cause d’un
fumeur imprudent.
Tous pour une
« Chéri, tu n’as pas vu mes cigarettes ? »
Nous nous mettions tous en chasse et c’est ainsi que maman n’était
jamais à court de Gitanes.
Elle n’aimait pas les compromis, mais le tabagisme lui
inspira tout de même cette facilité. En disant « chéri » plutôt que
Jacques, Annie, Olivier, elle mettait quatre fois plus de chances de son côté. Car,
à chaque fois, c’est Henriette qui gagnait, arrachant du même coup le droit au
titre de « chéri » qu’elle méritait bien au-delà de son flair.
Pour être honnête, ma mère ne recourait à ce subterfuge qu’après
avoir elle-même révolutionné la maison. Pour les broutilles, un gant, une
broche, un foulard, elle me convoquait : « S’il te plaît, cherche. »
D’expérience, elle savait que je quadrillais les endroits les plus incongrus, notamment
ceux qui étaient sous son nez. Aussi lui avais-je appris, dès le constat de la
perte, à ne pas bouger, à ne rien toucher, comme sur les lieux d’un crime, pour
ne pas brouiller les pistes. Depuis que je suis enfant, je sais que des trous
noirs absorbent les objets. À les oublier trop vite, on les vexe et ils disparaissent
à jamais. En revanche, si on manifeste aussitôt, par une agitation fébrile, qu’on
les cherche, on les retrouve. Là où chacun a regardé cent fois, mais sans foi. La
prière à saint Antoine de Padoue n’étant qu’un moyen supplémentaire de se concentrer
comme un médium. Il ne s’agit plus de se dire :
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