D'Alembert
marques possibles d'estime et d'empressement. Le soir je retournai auprès du roi, que je trouvai se promenant tout seul (cela lui arrive souvent) ; il me demanda si le coeur m'en disait.
Je lui répondis que tous ces messieurs m'avaient reçu avec toute la bonté possible et qu'assurément le coeur m'en dirait beaucoup s'il ne me disait pas avec une force invincible pour les amis que j'avais laissés en France.»
D'Alembert, toujours bon et dévoué, ne voulant rien accepter, moins encore demander pour lui-même, était heureux d'employer sa faveur à venir en aide aux autres.
«Je me porte mieux, écrit-il, parce que le roi m'a donné hier une grande satisfaction : c'est d'accorder, sur les représentations que je lui ai faites, une augmentation de pension au professeur Euler, le plus grand sujet de son Académie, et qui, se trouvant chargé de famille et assez mal aisé, voulait s'en aller à Pétersbourg.» Euler resta à Berlin, mais on le désirait à Saint-Pétersbourg, et avec raison, car jamais académicien ne fut plus fécond ni mieux inspiré dans ses incessantes productions. Vingt ans après la mort d'Euler, l'Académie de Saint-Pétersbourg devait encore chaque année le plus grand attrait de ses recueils à la publication de ses mémoires inédits.
D'Alembert-on le voit par le trait que nous venons de citer et par d'autres passages de sa correspondance-était plein de déférence, d'admiration et de dévouement pour celui qu'il appelait le grand Euler.
«Le grand Euler, dit-il en racontant sa visite à l'Académie, m'a régalé d'un mémoire de géométrie qu'il a lu à l'assemblée et qu'il a bien voulu me prêter, sur le désir que je lui ai marqué de lire ce mémoire plus à mon aise.»
Il n'y avait entre eux, cependant, ni sympathie ni amitié. Lorsque, cinq ans après, Euler, devenu presque aveugle, accepta les offres de la Russie, c'est sur le conseil de d'Alembert et les chaleureux témoignages donnés à son rare mérite que Frédéric, fort indifférent à la géométrie, insista longtemps pour le garder.
Quand le départ fut résolu, d'Alembert, toujours empressé à favoriser les talents, proposa au grand Lagrange, alors très jeune, très pauvre et inconnu à Turin, la succession du grand Euler, en réglant avec Frédéric, sans rencontrer ni objections ni refus, les conditions offertes à ce grand homme qui, disait-il, vaudrait bien Euler.
«Je ne demande pas mieux, répondit Frédéric, de changer un géomètre borgne (Euler était presque aveugle) contre un géomètre qui a les deux yeux.»
Lagrange se rendit à Berlin ; mais l'admiration de d'Alembert pour le jeune géomètre dont, sur plus d'un point, les découvertes devaient balancer et quelquefois effacer les siennes, faillit faire tout échouer.
Dans la lettre écrite à Lagrange au nom de Frédéric, il était dit que le plus grand géomètre devait, naturellement, venir prendre la place auprès du plus grand roi. Lagrange, dont la vanité n'était pourtant pas le défaut, montra les lignes flatteuses, qui, adressées à un jeune homme jusque-là fort peu remarqué et pourvu d'un très modeste emploi, firent quelque bruit à Turin. À la cour on en fut choqué, et quand Lagrange demanda un congé, on laissa sa demande sans réponse. Il fallut pour décider le roi de Piémont, qui au fond ne se souciait nullement d'un jeune professeur à son école d'artillerie, l'intervention directe de Frédéric, accordée sans hésitation à la demande de d'Alembert.
La correspondance de d'Alembert avec son royal ami donne plus d'un exemple de sa constante et efficace sollicitude pour les hommes de mérite malheureux ou méconnus.
Un savant illustre, Lambert, avait été appelé à l'Académie de Berlin sur sa réputation qui était grande et que le temps devait accroître encore.
Frédéric voulut causer avec lui : Lambert ne lui plut pas.
«Je puis assurer, écrivit-il à d'Alembert, qu'il n'a pas le sens commun.» Lambert écrivait en allemand sur la physique mathématique plus que sur la géométrie. D'Alembert, à vrai dire, ne connaissait ni ses oeuvres ni sa personne, mais il savait par Lagrange son ingénieuse sagacité. Il se hâta d'écrire à Frédéric, qui, sans attirer de nouveau près de lui le savant et peu sociable géomètre, lui fit à l'Académie une situation digne de son mérite.
Après avoir protégé la jeunesse de Lagrange, d'Alembert offrit son appui au jeune Laplace, qui, mécontent à Paris de sa position et
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