D'Alembert
prévoir déjà ce qu'il serait un jour. On l'avait placé dans un pensionnat du faubourg Saint-Antoine, celui de Bérée, où Mme Rousseau, son excellente nourrice, passait pour sa mère et méritait ce titre par son empressement, sa tendresse et son orgueil d'avoir un tel fils. Jean Lerond profita beaucoup des leçons de Bérée, qui, dès l'âge de dix ans, déclarait n'avoir plus rien à lui apprendre.
Destouches en mourant ne laissa son fils ni sans ressource, ni sans appui : il lui léguait 1 200 livres de rente et le recommandait à l'affectueuse protection de son excellente famille. C'est par l'influence des parents de son père que d'Alembert, à l'âge de douze ans, toujours sous le nom de Lerond, fut admis au collège des Quatre-Nations. C'était une grande faveur.
Ce collège, fondé par la volonté du cardinal Mazarin, ne recevait que des boursiers choisis par la famille du cardinal, fils de familles nobles, s'il était possible, et originaires de l'une des provinces récemment annexées à la France.
Jean Lerond y fut admis comme gentilhomme.
D'Alembert, sans ignorer le nom et la situation de sa mère dans le monde, n'a jamais eu de relations avec elle. Il n'est pas vrai que devenu célèbre il ait refusé de la voir. C'est Mme de Tencin qui le fuyait comme un remords. Le récit de Mme Suard, dans ses Mémoires, a toutes les apparences de la vérité :
«M. d'Alembert, dit-elle, m'a parlé avec la plus grande confiance de Mme de Tencin, sa mère, et de son père, M. Destouches, militaire distingué et le plus honnête homme du monde.
«M. d'Alembert m'a dit que sa nourrice (Mme Rousseau) l'avait reçu avec une tête pas plus grosse qu'une pomme ordinaire, des mains comme des fuseaux, terminées par des doigts aussi menus que des aiguilles. Son père l'emporta bien enveloppé dans son carrosse et parcourut tout Paris pour lui donner une nourrice ; mais aucune ne voulait se charger d'un enfant qui paraissait au moment de rendre son dernier souffle. Enfin il arriva chez cette bonne Mme Rousseau, qui, touchée de pitié pour ce pauvre petit être, consentit à s'en charger et promit au père qu'elle ferait tout ce qui dépendrait d'elle pour le lui conserver : elle y parvint à force de soins, et ceux qui ont connu d'Alembert ont été témoins de la tendresse qu'il a conservée pour cette excellente femme, qui s'est montrée sa véritable mère. Il est resté auprès d'elle jusqu'à l'âge de cinquante ans, et, lorsqu'il alla vivre avec Mlle de l'Espinasse, il allait sans cesse chercher sa chère nourrice, la consoler de ses peines, faire des caresses à ses petits enfants, et la laissait heureuse d'avoir un tel fils.»
«Son père le voyait souvent et s'amusait beaucoup, m'a dit d'Alembert, de ses gentillesses et bientôt de ses réponses, qui annonçaient, dès l'âge de cinq ans, une intelligence peu commune ; il allait en pension et son maître était enchanté de son esprit.
«Un jour M. Destouches, qui en parlait sans cesse à Mme de Tencin, obtint d'elle qu'elle l'accompagnerait où il l'avait placé, et par les caresses et les questions qu'il adressa à son fils en tira beaucoup de réponses qui le divertirent et l'intéressèrent. «Avouez, madame, dit M. Destouches à Mme de Tencin, qu'il eût été bien dommage que cet aimable enfant eût été abandonné.» D'Alembert, qui avait alors sept ans, se souvenait parfaitement de cette visite et de la réponse de Mme de Tencin, qui se leva à l'instant en disant : «Partons, car je vois qu'il ne fait pas bon ici pour moi.»
«M. Destouches, en mourant, recommanda d'Alembert à sa famille, qui jamais ne l'a perdu de vue. Quand j'ai connu d'Alembert, ajoute Mme Suard, il allait encore dîner avec le neveu et la nièce de son père une fois par semaine, et il était toujours reçu avec autant d'égards que d'estime et d'amitié.
«En me mettant si avant dans sa confidence, d'Alembert m'autorisa à lui demander s'il était vrai que Mme de Tencin lui eût fait dire par un ami, quand il eut acquis une grande célébrité, qu'elle serait charmée de le voir : «Jamais, m'a-t-il dit, elle ne m'a rien fait dire de semblable.-Cependant, monsieur, on vous prête dans cette occasion une réponse très fière à une mère qui, jusqu'à votre célébrité, ne vous avait pas donné un signe de vie ; et j'ai entendu bien des personnes applaudir à votre refus comme à un juste ressentiment.-Ah ! me dit-il, jamais je ne me serais refusé aux embrassements
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