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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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l’église, je chante et je prie. Je pense que Satan a choisi les Hutus pour accomplir toutes ces horreurs, seulement parce qu’ils étaient plus nombreux et plus forts, et ils pouvaient donc répandre plus de mal dans une période limitée de quelques mois. Quand j’écoute à la radio les nouvelles de ces guerres africaines, je suis très inquiète. Je pense que Satan profite des trop longues absences de Dieu en Afrique pour multiplier toutes ces hécatombes. J’espère seulement que les âmes de tous les Africains qui ont enduré tous ces malheurs sont bien accueillies comme il faut.
     
    *
     
    L’histoire des Hutus et des Tutsis ressemble à celle de Caïn et Abel, des frères qui ne se comprennent plus du tout pour des riens. Mais je ne crois pas que le peuple tutsi ressemble au peuple juif, même si les deux peuples ont été attrapés par des génocides. Le peuple tutsi n’a jamais été un peuple choisi pour entendre la voix de Dieu, comme le peuple hébreu à l’époque des païens. Il n’est pas un peuple puni à cause de la mort de Jésus-Christ. Le peuple tutsi, c’est simplement un peuple malchanceux sur des collines, à cause de son allure haute.
    Dans le marais, Vanessa avait vu un long moment dans les yeux les assassins de maman. Deux ans après, elle a reconnu le visage d’un de ces criminels, qui revenait paisiblement du Congo, avec son balluchon. C’était un garçon de Kayumba, le fils aîné de notre pasteur. Un garçon long et bien instruit pourtant. Il dure maintenant au pénitencier de Rilima, près du lac Kidogo.
    Ces prisonniers sont un problème tourmentant. Si on emprisonne toute la haine des massacreurs, elle ne pourra jamais sécher au grand air. Mais si on la laisse se faufiler dans les bananeraies, les tueries vont recommencer. J’ai vu des femmes se jeter dans la rivière, un enfant dans les bras, pour leur éviter le sang. Des femmes surtout, car les femmes et les enfants devaient être plus tourmentés que les hommes. Je sais que si Dieu ne rattrape pas lui-même leurs tueurs pour les sermonner, ils voudront toujours recommencer. Je me fie à lui parce que je suis trop anxieuse.
     
    *
     
    Moi, je sais que lorsqu’on a vu sa maman être coupée si méchamment, et souffrir si lentement, on perd à jamais une partie de sa confiance envers les autres, et pas seulement envers les interahamwe. Je veux dire que la personne qui a regardé si longtemps une terrible souffrance ne pourra plus jamais vivre parmi les gens comme auparavant, parce qu’elle se tiendra sur ses gardes. Elle se méfiera d’eux, même s’ils n’ont rien fait. Je veux dire que la mort de maman m’a le plus attristée, mais que sa trop longue douleur m’a le plus endommagée, et que ça ne pourra plus s’arranger.
    Je sais aussi, désormais, qu’un homme peut devenir d’une méchanceté inouïe très soudainement. Je ne crois pas à la fin des génocides. Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs ; si la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas.

La route du Bugesera
    De Kigali, pour se rendre dans le Bugesera, on descend une grande avenue en zigzags, sans cesse encombrée et tonitruante, qui rejoint la grande route de la Tanzanie. Au passage de la dernière station-service, envahie de chauffeurs de taxi longue distance, de changeurs de devises, de joueurs d’awalé et de vendeuses de cigarettes, on abandonne l’asphalte pour bifurquer vers le sud, sur une piste en terre crevassée. La piste sort des derniers faubourgs, puis dessert des villages qui s’espacent, se raréfient ; elle croise des écoles et des églises perchées sur des tertres qui rapetissent au fil des kilomètres.
    De jaune-gris, la piste se colore peu à peu en ocre, puis elle entre dans des paysages safranés, incarnats, pourpres au gré des lumières du soleil. Bien loin du vert chatoyant des coteaux de thé de Cyangugu, du vert luxuriant des forêts tropicales de Kibuye, la piste sinue entre des vallonnements de terre argileuse et de maquis poussiéreux. Les champs de haricots et de patates douces alternent avec des bananeraies dépenaillées ; on freine pour laisser passer des troupeaux de vaches nonchalantes, frappées par des gamins qui ne leur arrivent pas à hauteur de croupe ; on double des cortèges de femmes qui

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