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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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des confidences très accablantes de massacres ont commencé à circuler dans les parcelles. Les avoisinants hutus clamaient dans notre dos : « Des Tutsis, des Tutsis, ceux-là doivent mourir absolument ! », et ils nous jetaient d’autres menaces semblables. Des visages nouveaux apparaissaient entre les maisons, et on entendait les encouragements des interahamwe qui s’entraînaient dans la forêt.
    Les interahamwe ont commencé à chasser les Tutsis sur notre colline le 10 avril. Le même jour, nous avons délogé en cortège en vue de nous installer dans l’église de N’tarama ; parce qu’ils ne s’étaient jamais avisés de tuer les familles dans les églises. Nous avons attendu cinq jours. Les collègues ne cessaient de s’assembler, nous devenions une grande foule. Quand l’attaque a commencé, il y avait beaucoup trop de bruits pour comprendre toutes les péripéties de la tuerie. Mais j’ai reconnu beaucoup de visages d’avoisinants, qui tuaient à tour de bras. Très tôt, j’ai senti un choc, je suis tombée entre les bancs, en pleine pagaille. Quand je me suis réveillée, j’ai vérifié que je n’étais pas mourante. Je me suis faufilée entre les corps et je me suis échappée dans la brousse. Entre les arbres, j’ai rencontré une compagnie de fuyards et nous avons couru jusque dans les marais. Je devais y demeurer un mois.
    Nous avons vécu alors des jours plus bas que la détresse. Tous les matins, on allait cacher les plus petits sous les papyrus du marigot, puis on s’asseyait sur l’herbe sèche, et on tentait d’échanger des mots calmes. Quand on entendait les interahamwe arriver, on courait se disperser en silence, au plus profond des feuillages, et on s’enfonçait dans la boue. Le soir, quand les tueurs avaient fini le travail et s’en étaient retournés, ceux qui n’étaient pas morts sortaient du marais. Ceux qui étaient blessés se couchaient tout simplement sur la rive humide, ou dans la forêt. Les biens portants montaient s’assoupir au sec, dans l’école de Cyugaro.
    Et au matin, très tôt, on redescendait, on pénétrait dans les marécages ; on recouvrait de feuilles les plus affaiblis pour les aider à se dissimuler. Dans les marais, on faisait face à beaucoup de femmes nues, parce que les Hutus récupéraient les pagnes valables, quand ils avaient tué. Vraiment, ces rencontres nous mouillaient la vue de colère.
    J’avais retrouvé mon fiancé, Théophile. On s’apercevait sur les chemins, on se côtoyait mais on vivait sans plus aucune intimité. On se sentait trop éparpillés pour trouver de vrais mots à s’échanger et des gestes de gentillesse à se toucher. Je veux dire que, si on se croisait, ça n’avait plus grande importance, ni pour l’un ni pour l’autre ; puisque, avant toute chose, chacun était préoccupé de se sauver de son côté.
    Un jour, je me suis fait attraper dans ma cachette d’eau. Ce matin-là, je m’étais enfuie derrière une vieille femme de connaissance. Nous étions accroupies dans l’eau en silence. Les tueurs l’ont dénichée la première, ils l’ont coupée devant mes yeux, sans prendre la peine de la sortir de l’eau. Puis, ils ont fouillé minutieusement les feuillages autour, parce qu’ils savaient bien qu’une femme ne se dissimulait jamais seule, et ils m’ont trouvée. Je tenais mon enfant dans mes bras, ils l’ont abattu. J’ai demandé à sortir sur les herbes et de ne pas mourir dans la saleté de boue et de sang où gisait déjà la femme. Les hommes étaient deux, je n’oublie pas un trait de leurs figures. Ils m’ont traînée sous les papyrus, ils m’ont étendue d’un premier coup de massue en plein front, ils n’ont pas coupé le cou. Souvent, ils laissaient les blessés un ou deux jours dans la boue, avant de revenir les achever. Mais, quant à moi, je crois qu’ils ont simplement oublié de repasser par là, c’est pourquoi ils ont raté le travail.
    Je suis restée évanouie longuement ; puis Théophile et des fuyards m’ont découverte moribonde et m’ont réconfortée avec de l’eau à boire. Je n’étais plus qu’à moitié vivante. Je subissais une mauvaise fièvre et de sales pensées. Je ne craignais plus la mort, toutefois, les blessures ont choisi d’épargner ma tête. J’ai réussi à guérir sans plus de soins. Les soirs, Théophile m’entourait, il m’apportait des poignées d’aliments ramenés des champs. Je me suis finalement remise dans la

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