Dans le nu de la vie
vie, j’ai repris les occupations de survie, j’ai retrouvé mon équipe. Dans les marécages, on essayait de rester dans un même groupe de connaissances, pour faciliter le réconfort entre nous. Mais si trop de gens mouraient, on était obligés de rallier une nouvelle équipe.
Pendant les rassemblements du soir, nous n’attrapions de nouvelles de nulle part puisque les postes de radio ne résonnaient plus, sauf dans les maisons des tueurs. On comprenait toutefois par ouï-dire que le génocide s’étendait sur tout le pays, que tous les Tutsis subissaient le même sort, que personne ne viendrait plus nous sauver. On pensait que nous devions tous mourir. Moi, je ne me préoccupais plus de quand j’allais mourir, puisqu’on allait mourir, mais de comment les coups allaient me couper ; du temps que ça prendrait, parce que j’étais très effrayée de la souffrance des machettes.
J’ai entendu plus tard qu’un petit nombre d’individus se sont suicidés. Surtout des femmes, qui sentaient leurs forces diminuer et préféraient les flots du fleuve au dépeçage. Ce choix de mort demandait une trop grande folie, car les risques de se faire surprendre par la machette grandissaient sur le chemin qui mène au Nyabarongo.
Le jour de la libération, quand les inkotanyi du FPR sont descendus au bord des marais et ont crié qu’on pouvait sortir, personne ne voulait plus bouger sous les papyrus. Les inkotanyi s’époumonaient à crier des paroles rassurantes ; et nous, on restait sous les feuillages, sans prononcer un mot. Moi, je pense que pendant ce moment, nous, les rescapés, nous nous méfiions de tous les humains de la terre.
Les inkotanyi, de leur côté, lorsqu’ils nous ont vus enfin sortir, pareils à des vagabonds de boue, ils paraissaient incommodés à notre passage. Ils semblaient surtout très étonnés ; comme s’ils se demandaient si on était restés quand même des humains, pendant tout ce temps dans les marais. Ils étaient plus que gênés de nos apparences de maigreur et de puanteur. Malgré le dégoût de la situation, ils voulaient nous montrer un grand respect. Certains choisissaient de se tenir raides dans leur uniforme, en rangs derrière ; leurs regards immobiles sur nous. D’autres décidaient de s’approcher de près pour soutenir les plus mal portants. Ça se voyait qu’ils y croyaient péniblement. Ils voulaient se montrer très gentils, mais ils osaient à peine nous parler du bout des lèvres, comme si nous ne pouvions plus rien comprendre de vrai. Sauf bien sûr entendre des mots doux d’encouragement.
Quatre mois après le génocide, je me suis mariée avec Théophile. On a fait comme si rien n’avait changé entre nous, malgré ce qui s’était passé. On est bien revenus comme ça, en se disant bas ce qui devait se dire bas, et haut ce qui se disait haut. On vit dans une maison terre-tôle de trois pièces avec nos deux petits enfants et quatre orphelins. Les orphelins, ce n’est plus la peine de rien leur apprendre sur le génocide, ils ont vu le pire du réel. Mes deux petits enfants, ils sauront plus tard la nécessaire vérité sur le génocide. Toutefois, je pense qu’un écart de compréhension séparera désormais ceux qui se sont allongés dans des marais, et ceux qui ne l’ont jamais fait ; entre vous et moi par exemple.
On parle des tueries presque tous les jours avec les voisins, sinon on en rêve la nuit. Parler n’adoucit pas nos cœurs, parce qu’on ne peut revenir en paroles aux temps d’auparavant. Mais se taire encourage la peur, l’éloignement et tous ces sentiments de méfiance. Parfois on blague de tout ça, on rit, et quand même on revient, à la fin, sur les instants fatals.
*
Moi, je ne veux pas pleurer vengeance, mais j’espère que la justice nous proposera notre part d’apaisement. Ce que les Hutus ont fait est invraisemblable, surtout pour nous autres, leurs avoisinants. Les Hutus ont toujours imaginé que les Tutsis étaient plus hautains et plus civilisés, mais ce sont des bêtises. Les Tutsis réagissent seulement plus sobrement, dans le malheur et dans le bonheur. Ils sont simplement réservés de comportement. Il est vrai aussi que les Tutsis préparent mieux le devenir, c’est dans leur tradition. Mais de toute façon, dans le Bugesera, jamais les Tutsis n’ont causé de mal aux Hutus ; ils n’ont même jamais eu à leur égard de paroles douteuses. Ils étaient aussi misérables sur les collines, ils
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