Dieu et nous seuls pouvons
prison avaient repris leur aspect habituel.
Il suivit son père qui au lieu de
rentrer au château s’engageait dans la rue du Paparel menant à l’octroi de la
porte ouest. Tous ceux qu’ils croisaient se découvraient respectueusement et
les soldats de l’octroi bloquèrent brutalement la circulation pour les laisser
passer.
Le baron et son fils franchirent le
Pont-Vieux enjambant le Dourdou, dépassèrent les ruines de l’ancienne tannerie
et prirent la direction du carrefour des Quatre-Chemins, célèbre pour son
dolmen, l’un des plus monumentaux du Rouergue.
Quand ils arrivèrent, quelques
pèlerins se reposaient à l’ombre de la dalle de trois toises posée
horizontalement à deux mètres du sol par on ne savait quel miracle sur trois
autres pierres verticales tout aussi volumineuses.
Ignorant leurs courbettes, le baron
sans descendre de cheval désigna à l’enfant le château qui à une demi-lieue de
là se dressait, spectaculairement perché sur son neck, avec son joli bourg
enroulé autour.
— Un jour, ce sera tien, aussi
il est bon que tu n’oublies jamais qu’être le maître est une chose, le rester
en est une autre. Si nous le sommes demeurés depuis si longtemps, c’est parce
que nous avons toujours pensé qu’un bien appartenait d’abord à celui qui est
assez puissant pour le conserver. Tu comprends, Guillaume, un titre se retire,
un droit s’annule d’un trait de plume, un privilège ou une dispense peuvent
être accordés à un autre par simple caprice du Roi.
Il cracha un long jet noirâtre avant
de poursuivre :
— Seule notre force nous a
jusqu’à ce jour mis à l’abri d’une pareille beuserie. Et c’est parce que nous
sommes puissants qu’on y regarde à deux fois avant de venir nous chercher des
poux dans la perruque…
Guillaume approuva gravement. Imbu
dès son plus jeune âge des idées et principes de son père, il croyait à la
légitimité de son état et au fait qu’il n’était qu’un maillon d’une longue
chaîne de Boutefeux. Malheur au mauvais maillon qui l’affaiblirait !
— Cette puissance, mon fils,
nous la devons à notre épée et à notre or. Et tu devras tout faire pour
conserver l’une et l’autre.
C’est en revenant sans hâte vers le
bourg qu’il lui conta une fois de plus comment leur ancêtre Azémard Boutefeux
était devenu seigneur de Bellerocaille… et l’était resté.
*
L’époque du chevalier Azémard était
celle de la chevalerie naissante et de ses barons turbulents, querelleurs,
cupides, sanguinaires, fiers de l’être. C’était l’époque où un duché valait
quatre comtés, un comté quatre baronnies, une baronnie quatre châtellenies, une
châtellenie plusieurs fiefs et clochers. C’était l’époque où la justice faisait
combattre à mort les accusés sous prétexte qu’il était impensable que Dieu
puisse bailler la victoire à un coupable. D’ailleurs, tant de gens croyaient en
Lui qu’il eût été messéant qu’il n’existât point. C’était une drôle d’époque.
Le système en vigueur était de type
féodal, né de l’insécurité chronique qui poussait les plus faibles à se placer
sous la protection des plus forts, ces derniers pour le rester ayant tout
intérêt à regrouper sous leur bannière le plus grand nombre de vassaux. De
fait, certains, tel Raimond III, comte de Rodez, offraient un fief en
viager à tout chevalier leur prêtant allégeance. Était chevalier quiconque
possédait un cheval, une broigne, un écu, une épée et l’art d’en user.
Azémard Boutefeux, jeune cadet sans
avenir de Guiraud, le chef boutefeu du banneret de Roumégoux, répondait à ces
critères. Accompagné d’un cousin pour écuyer, il chevaucha jusqu’à Rodez,
s’agenouilla devant le puissant comte Raimond et lui embrassa les pieds et les
éperons en disant :
— Je vous jure fidélité, aide
et conseil : vous m’assurez de quoi vivre.
Ce à quoi le comte répondit
solennellement en l’aidant courtoisement à se relever :
— J’accepte. Je m’engage à te
défendre, toi et tes futurs biens, mais tu travailleras pour moi et tu seras en
mon pouvoir.
Comme convenu, le comte lui remit
alors une poignée de terre symbolisant son futur fief et un parchemin
l’autorisant à y créer une sauveté afin d’en faciliter la colonisation.
Quand Azémard quitta Rodez pour en
prendre possession, une vingtaine de vilains, des serfs affranchis attirés par
les privilèges
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