Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
bien des veuves et des orphelins, foulé nos prairies, égorgé nos troupeaux, dont tu n'as profité que pour semer ta route de charognes; mais le Père du ciel bleu jugera entre toi et nous. En tout cas, nous ne nous reverrons peut-être pas de longtemps. Cet hiver pourrait bien te donner de la besogne ailleurs. Tu dois connaître nos aruspices; ils y voient clair et ils pronostiquent des bouleversements prochains pour ton pays. Maintenant, si tu as un brave de confiance, envoie-le-moi; je lui dirai deux mots pour toi.
Mais voyant deux cavaliers contourner le ravin pour le joindre:
—Ouais! dit-il, nous ne donnons pas nos secrets à quatre oreilles à la fois.
Et il partit au galop, nous laissant rire à notre aise.
Pendant qu'on nous amusait de la sorte, une troupe de Gallas pénétra notre ligne de marche, tua quelques traînards, en emmena une trentaine prisonniers, et disparut avant que nous pussions porter secours. En arrivant sur le lieu de l'action, j'appris qu'un de mes hommes, soldat musulman, avait été blessé en protégeant vaillamment quelques femmes.
Sur le bord d'une mare où elles avaient cru peut-être se réfugier, gisaient d'un air reposé trois victimes: un homme à barbe et à cheveux blancs, un soldat de 18 à 20 ans, et, à ses côtés, une toute jeune fille, dont la jolie figure n'avait encore rien perdu de son charme. L'ennemi l'avait complètement dépouillée, mais par un pudique hasard, l'eau trouble la recouvrait jusqu'à la ceinture. Malgré leur habitude de voir des morts, nos soldats s'arrêtèrent pour contempler ceux-ci et reprirent leur chemin, en courbant la tête, après les avoir recouverts de ramilles vertes. Cette piété pour les restes de l'homme, ce sentiment de respect envers la mort sont universels chez les chrétiens de l'Éthiopie. Quand des soldats trouvent un cadavre sur leur route, chacun dépose dessus des feuillages verts, et à leur défaut, une poignée d'herbe, de feuilles sèches, une pierre ou un peu de poussière. J'ai vu fréquemment le corps d'un inconnu, celui même d'un ennemi, disparaître ainsi sous ce linceul improvisé, sans que la troupe, accomplissant ce pieux devoir, eût presque interrompu sa marche. Cette coutume rappelle la coutume analogue en vigueur chez les anciens Grecs, qui vouaient à l'opprobre celui qui, trouvant sur le rivage de la mer le corps d'un naufragé, manquait à lui faire des funérailles. Sans cesse exposés aux retours du sort, à passer brusquement de la plus haute fortune au dénuement absolu, à la mutilation ou à la mort, les Éthiopiens, comme tous les hommes placés sous le coup d'une destinée toujours incertaine, paraissent plus accessibles au sentiment d'une véritable pitié que ceux qui se croient garantis contre les vicissitudes.
En arrivant au fond de l'immense gorge où coule l'Abbaïe, bien qu'au commencement de l'hiver, et malgré l'effet des premières pluies, nous trouvâmes la chaleur suffocante. Ymer-Sahalou avait ordre d'empêcher le passage des troupes jusqu'à ce qu'il eût rendu compte au Dedjazmatch de l'état du gué. Mais le Prince ne fut pas plus tôt sur le bord de l'Abbaïe, qu'une panique effroyable éclata.
Il faut avoir vu des amas de créatures ainsi prises de démence subite, pour se faire une idée du chaos qui en résulte. L'armée, entassée entre le fleuve et la berge, s'étendait au loin en aval et en amont, et se perdait dans les méandres. À une clameur gigantesque où tout sembla s'abîmer, succédèrent les cris perçants des femmes; des hommes abandonnant leurs armes ou leur charge, se jetaient tout habillés dans le fleuve; d'autres s'efforçaient de sauver ceux que le courant entraînait; aux abords du gué, on se harpait, on se pressait, on se battait à coups du bouclier; ici des amis se donnaient des conseils en se criant aux oreilles ou en se gourmandant, comme s'ils allaient s'entre-dévorer; d'autres luttaient violemment pour se débarrasser de l'étreinte de femmes accrochées à eux pour mourir ensemble, criaient-elles; quelques-uns s'imaginant prendre un animal par la bride, l'empoignaient résolument par la queue, s'obstinant à vouloir le faire avancer à reculons; d'autres s'asseyaient et parlaient à la terre; et au milieu de toutes ces agitations frénétiques, de chevaux cabrés, de mules et de bestiaux effarés, d'hommes, de femmes et d'enfants criant, s'entrechoquant, gesticulant, s'injuriant et tournoyant sans raison; on en voyait qui, le col tendu,
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