Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
marche, je mis pied à terre devant une grande et confortable maison. On s'empressa autour de moi; le gouverneur fit sortir son cheval favori de sa stalle, pour y mettre le mien, et me jeta sur les épaules une de ses toges, la mienne étant trempée de pluie; on approcha un large brasier bien ardent, puis une table bien servie. Mon hôte se crut largement payé de son hospitalité par un collyre, qui heureusement fut efficace; moi, je me considérai son débiteur, et nous mîmes à profit dans la suite, plus d'une occasion de nous obliger.
Je rejoignis le Prince le lendemain, avant le boute-selle. Il venait d'être prévenu officieusement de la mort de son allié le Dedjadj Conefo, Polémarque du Dambya et de l'Agaw-Médir. Le conseil, réuni sur-le-champ, était d'avis d'hiverner à Goudara, bourgade située sur les confins du Damote et de l'Agaw; car, de là, nous serions à même de surveiller les chefs remuants de cette dernière province, et d'influer sur les événements en Dambya.
Dès la montée de l'Abbaïe, les contingents de volontaires et d'auxiliaires étaient partis pour chez eux; un ban fut publié pour désassembler l'armée, et, chef d'avant-garde, seigneurs censiers, haubergiers, bénéficiers, hobereaux, francs tenanciers et vassaux à tous les degrés se dispersèrent rapidement. Les chefs de bandes se rendirent avec leurs soldats dans les quartiers désignés pour leur subsistance d'hiver, et le Prince, ne gardant auprès de lui que quelques familiers et trois ou quatre mille hommes, tant fusiliers que cavaliers et rondeliers, s'achemina vers Goudara. La pluie commençait vers le milieu du jour, nos étapes étaient très-courtes. Nous nous arrangions de façon à arriver de bonne heure à des villages bien pourvus, où nous logions chez l'habitant; et quoique la présence du Prince ne contînt qu'imparfaitement les exactions des soldats, les paysans les subissaient ordinairement en témoignant cette satisfaction étrange que dénotent certaines femmes lorsqu'elles sont battues par le mari qu'elles aiment. Notre cortége se grossissait de plaignants, de notables, de riches trafiquants munis de présents, d'hommes âgés ou infirmes, soldats en retraite, de vieilles femmes titrées, de clercs, de rimeurs et chanteurs ambulants, enfin de ces happe-lopins et parasites de toute sorte qui grouillent autour des Éthiopiens puissants; tous accouraient pour complimenter le Prince sur son retour. Dans le Damote, malgré les pluies, le clergé des paroisses voisines de notre route se portait sur notre passage pour bénir le Dedjazmatch et lui chanter des hymnes en guez; des troupes de paysans se présentaient la poitrine et les épaules découvertes; des chœurs de jeunes filles, coryphées en tête, chantaient des villanelles en battant des mains et en se balançant en cadence; derrière elles, les matrones poussaient le cri de joie plaintif particulier au pays; et, comme pour narguer les cantilènes de ces filles des champs, nos chanteuses et improvisatrices en titre, effrontées commères qui venaient de faire campagne avec nous, glapissaient leurs plus bruyantes vocalises. À quelques milles de Goudara, le Misil-Énié ou lieutenant Sakoum Guébré Kidane, laissé à la garde du Damote, vint au devant de nous, à la tête d'une troupe de sept à huit cents hommes, précédée par des joueurs de flûte.
Le Prince mit pied à terre au fond d'un pavillon oblong, ressemblant à une vaste grange et consacré aux grandes réunions. Les huissiers du lieutenant s'emparèrent des portes, et pendant qu'ils faisaient entrer les convives selon leur importance, les timbaliers se rangeaient sur la place; les écuyers tranchants gourmandaient et encourageaient tour à tour les bûcherons qui abattaient une dizaine de bœufs; les hâteurs de rôt attisaient de grands feux et disposaient la braise pour les grillades, et les comptables de la viande surveillaient le dépècement, écartaient à coups de verge pages, soldats et chiens faméliques. On se poussait aux portes, sur la place; partout on s'ébattait, on riait, on criait, on était content, et au-dessus, comme un dais tournoyant, planaient d'innombrables oiseaux de proie, faucons, buses, éperviers ou émouchets, qui sifflaient de joie aux apprêts saignants de cette bombance. Lorsque quelques centaines de convives furent entassés autour des tables surchargées de pains et flanquées de distance en distance de distributeurs debout, et que les divers
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