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Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Titel: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnauld d'Abbadie
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limoneuses, et s'approchent alors de leurs victimes sans être vus. Cette fois, ils attaquèrent même des hommes qui puisaient de l'eau sur les bords.
    Chacun de ces accidents était signalé par de grandes clameurs. Le Dedjazmatch passa l'un des derniers, monté sur son cheval de combat et entouré de nageurs battant l'eau avec des bâtons, tandis que l'armée poussait de grands cris pour éloigner les crocodiles et les ondins. L'obscurité venue, on voyait encore quelques nageurs traversant le fleuve, une torche allumée ou un tison à la main: autre moyen usuel d'effrayer les crocodiles et les esprits. Nous perdîmes une quarantaine d'hommes entraînés par le courant et seize enlevés par les crocodiles; nous recueillîmes cinq hommes qui n'étaient que mordus. Nous perdîmes aussi quelques bagages, des bêtes de somme, des mules et même quelques chevaux de combat. Bientôt, le mouvement et le vacarme cessèrent; les feux à perte de vue indiquaient seuls la présence de nos multitudes endormies, aux grondements des eaux du fleuve. Le niveau de l'Abbaïe s'éleva, vers la fin de la nuit, comme pour justifier l'inquiétude générale relativement à l'imminence de cette crue complémentaire; les sous-bermes et les cours d'eau qui se jettent dans l'Abbaïe se forment ou grossissent souvent avec une instantanéité telle, qu'ils surprennent jusqu'à des panthères, des lions ou d'autres animaux sauvages, et les roulent jusqu'au fleuve. Quelques heures plus tard, il eût fallu peut-être se résigner à hiverner en pays Galla, où, vu la saison et la difficulté de se procurer des subsistances, la plus grande partie de notre armée aurait probablement péri par les intempéries, les privations ou le fer de l'ennemi.
    Le lendemain, dès l'avant-jour, l'armée se déroula en serpentant sur les longues et raides montées qui mènent au plateau du Gojam. Le premier hameau que nous atteignîmes était groupé autour d'une église dédiée à saint Michel. Pour la saluer, les cavaliers, un pied à l'étrier, de l'autre touchaient la terre en passant; d'autres stationnaient aux abords, le temps de faire une prière; hommes et femmes remerciaient Dieu à haute voix de les avoir ramenés en terre chrétienne; les femmes surtout lui parlaient avec une familiarité affectueuse, parfois touchante. Il est probable que toutes ces démonstrations n'étaient point aussi épurées qu'il l'eût fallu, qu'il s'y mêlait dans bien des poitrines des pensées d'un ordre plus mondain que céleste: le réveil d'affections égoïstes, l'espoir de s'abriter au foyer contre les pluies de l'hiver, d'intéresser la veillée par les récits de l'expédition accomplie; mais il faut croire aussi que pour plusieurs l'idée de la bonté providentielle se dégageait de toute préoccupation terrestre.
    Comme il arrive à la fin d'une expédition, lorsque le stimulant de l'imprévu et du danger a disparu, l'entrain s'était affaissé; bêtes et gens, tous s'abandonnaient à la fatigue. Notre marche et notre campement eurent lieu pêle-mêle, les mille soins de la vie des camps étaient négligés; malgré une pluie pénétrante, beaucoup de soldats, plutôt que de se construire une hutte, se pelotonnaient à plusieurs sous quelque abri portatif ou se recoquillaient sous leur bouclier. Des chefs ne purent retrouver leurs tentes, d'autres leurs provisions ou leurs gens de service; on pataugeait dans la boue, on se cherchait, on s'entre-appelait de tous côtés. La tente du Prince fut assiégée de messagers, accourus de toutes parts pour l'informer des événements survenus durant notre absence. On m'apprit que le sommier portant ma tente s'était abattu et avait dévalé toute une montée.
    —Sais-tu dormir quand tu n'as pas dîné? me dit le Prince. Je doute que nous trouvions à manger ce soir, car tout le service du gobelet est encore en route, et les drôles s'abriteront sans doute dans quelque village. Cette pluie va durer toute la nuit; tu resteras avec moi; nous causerons pour chasser la faim et le froid.
    Il faisait nuit, lorsque les gens d'un gouverneur des environs, resté pour garder le pays, arrivèrent chargés de provisions de bouche pour le Prince. Leur maître, retenu chez lui par une ophtalmie, demandait que j'allasse lui donner quelque remède.
    —Va, va, me dit le Prince, je voudrais pour ce soir n'être pas Dedjazmatch, et avoir tes recettes, afin de me reposer, moi aussi, chaudement et bien repu.
    Après environ une demi-heure de

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