Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
voulait, il est vrai, recevoir la visite d'aucun Européen, mais qu'il faisait des démarches pour obtenir une audience, et que, sitôt admis, il nous en instruirait.
Deux jours après, nous vîmes, en nous promenant près de la ville, un rassemblement tumultueux autour de la maison des Allemands. Pensant que si on leur faisait violence, notre devoir était de nous trouver auprès d'eux, nous nous rendîmes armés à leur demeure, au milieu des menaces des habitants. Le chef des missionnaires nous dit d'une voix altérée:
—Les Européens vont être chassés, si toutefois on ne nous massacre tous. Je viens d'envoyer au Prince un messager; il ne reparaît pas: le tumulte s'accroît, et je ne sais en vérité ce que nous allons devenir.
Ses compagnons et lui nous remercièrent avec effusion de notre démarche. L'un d'eux était accompagné de sa femme, et elle était tout en larmes. Cependant, les attroupements s'étant dissipés, il fut convenu que ces messieurs nous feraient prévenir en cas d'un nouveau danger, et nous nous retirâmes.
Le surlendemain matin, deux soldats entrèrent chez nous et nous firent comprendre que nous étions mandés sur la place au nom du Dedjadj Oubié; mais comme le Prince s'y faisait représenter par l'abbé d'une église d'Adwa, je refusai de m'y rendre. Je fis observer toutefois au Père Sapeto que sa position différait de la mienne: j'étais un simple voyageur, tandis que lui était le représentant d'une religion qu'il cherchait à propager; que ce caractère le mettait au-dessus de mes susceptibilités, et que, dût-il séparer sa cause de la mienne, le mobile élevé qui l'animait devait l'engager à le faire sans hésiter. Je lui conseillai d'éviter de dire qu'il était prêtre et surtout de ne point toucher aux points qui séparent l'Église d'Éthiopie de celle de Rome.
L'alaka ou abbé, avec tout son clergé, siégeait sur la place du marché, au milieu d'environ 600 soldats du Prince. Il était chargé de décider de l'expulsion des Européens dont les croyances religieuses lui paraîtraient porter atteinte à celles du pays. L'interrogatoire du Père Sapeto eut lieu au moyen d'un drogman arabe; et par une coïncidence heureuse, les réponses que je lui avais conseillées s'adaptèrent aux questions qu'on lui fit. En terminant, on lui demanda le nom de son compagnon.
—Il se nomme Michaël.
—Et toi?
—Youssef.
—Deux noms de bon augure, dit l'abbé: ces noms seuls prouvent que vous appartenez à une autre race que celle des Européens qui sont en ville, et dont les noms sont anti-chrétiens comme leurs croyances et leurs mœurs. Allez; le Prince décidera relativement à vous. Nous n'avons affaire qu'avec ceux qui insultent notre Foi.
Le Père Sapeto revint et se jetant à mon cou:
—Dieu vous a inspiré, me dit-il; nous sommes sauvés; toutes mes réponses ont été acclamées!
Mais ce qu'il ne me dit pas, c'est qu'il était jeune, confiant, de façons séduisantes, et que, lorsqu'on doit réussir, tout, jusqu'à l'imprudence, semble y concourir.
Les missionnaires allemands comparurent à leur tour: leurs réponses furent, à ce qu'il paraît, d'une acrimonie déplacée: l'un de ces messieurs injuria le culte des Éthiopiens pour la Sainte Vierge et les traita d'idolâtres. L'exaspération de l'assemblée fut à son comble: l'abbé dut contenir les soldats, qui voulaient châtier sur l'heure les détracteurs de leur foi, et il congédia les missionnaires allemands, leur enjoignant de quitter le pays dans les vingt-quatre heures.
Nous nous rendîmes chez ces messieurs. Ils redoutaient surtout le moment de leur sortie de la ville; nous leur promîmes de les accompagner durant la première journée de route, dussions-nous, par cette démarche, provoquer contre nous-mêmes l'expulsion qui les frappait. Ils obtinrent un sursis de quarante-huit heures pour faire leurs préparatifs de départ. Comptant sur un établissement durable, ils s'étaient munis d'approvisionnements en tous genres: une bibliothèque, des caisses d'armes, d'outils et de poudre, quantité de choses pour présents, des vins, de la bière, des liqueurs, des conserves alimentaires, une batterie de cuisine: autant d'embarras dans un pays où tout se transporte à dos d'homme ou à dos de mulet. Jamais, disait-on, il n'était sorti d'Adwa une caravane aussi nombreuse que celle qu'allait former la suite des missionnaires. La ville, ordinairement si tranquille, fut mise en émoi par les
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