Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
rassemblements bruyants des porteurs et des muletiers qui, profitant de l'occasion, exigèrent un salaire plus que double. Le prince envoya des soldats pour protéger le départ; néanmoins nous accompagnâmes ces messieurs assez loin d'Adwa.
Comme nous l'avons dit déjà, ils avaient été bien reçus d'abord en Tigraïe. Un de leurs compatriotes, M. Samuel Gobat, aujourd'hui évêque protestant en Orient, les avait précédés en Éthiopie, où il avait voyagé en se conformant modestement aux usages du pays et en laissant adroitement dans l'ombre son caractère de pasteur protestant. Le rapport qu'il fit à ses supérieurs motiva l'envoi de ses successeurs; mais ceux-ci, moins heureusement inspirés, ne tardèrent pas à se rendre hostiles ceux des indigènes qui ne tiraient d'eux aucun profit. Trompés par des complaisants intéressés, ils firent venir à grands frais l'attirail volumineux du bien-être d'Europe, sans s'apercevoir que la supériorité matérielle qu'ils affichaient ainsi humiliait les habitants d'un pays pauvre, mais fier. Leur conduite hautaine et irréfléchie faisait dire aux Éthiopiens: «L'esprit de ces étrangers est troublé par l'excès du bien-être.» Le clergé les vit d'abord avec indifférence; mais, blessé par leurs critiques immodérées, il se ligua bientôt contre eux. À mesure que leur disgrâce approchait, la rapacité des courtisans du prince s'accrut; les missionnaires voulant la contenir, ne surent qu'aigrir davantage les esprits; un des deux généraux d'avant-garde, qu'ils offensèrent jusqu'à lui refuser leur porte, monta immédiatement à cheval, se rendit auprès de son maître, et, se disant l'écho de la voix publique, exposa énergiquement, avec les torts réels qu'on pouvait reprocher à ces étrangers, des griefs imaginaires, et le prince décida l'expulsion des Européens. Quelque despotique que soit un pouvoir, il tient à l'approbation de ses subordonnés, et, si elle lui échappe, il fait tout pour en avoir au moins l'apparence. Le prince et les courtisans firent valoir que les principes de la religion protestante étaient subversifs de la foi nationale; l'esprit public s'émut alors, appuya les imputations les plus absurdes, et les mesures rigoureuses reçurent la sanction de tous.
Les habitants d'Adwa nous regardaient d'assez bon œil, mais j'étais inquiet de ne pouvoir être admis chez le Dedjadj Oubié. Mes démarches aboutirent enfin. Je me procurai un drogman parlant arabe et amarigna, et je me rendis au camp.
Comblé de présents par les Allemands, le prince n'avait rien à attendre de voyageurs sans bagages et pauvres en apparence; néanmoins, par l'effet d'un caprice peut-être, il me reçut poliment, et me demanda ce que je venais faire dans son pays.
—Je viens, dis-je, respirer l'air de vos montagnes, boire l'eau de vos sources et chercher à contracter des amitiés parmi vous.
—Et que viennent faire tes compagnons, celui resté à Adwa et ceux que tu as laissés à Moussawa?
—Un de nos compagnons, lui dis-je, m'a quitté à Halaïe pour s'en retourner au-delà de la mer; mon frère étudie les airs, les eaux, et les étoiles; il est à Moussawa avec un domestique français et tous nos bagages, attendant votre agrément pour entrer dans votre pays; quant à mon compagnon d'Adwa, il est venu comme moi pour fraterniser avec vos sujets. Si vous le trouvez bon, je vais retourner à Moussawa pour annoncer à mon frère votre accueil bienveillant, et l'amener devant vous.
—Vis en sécurité, me dit le prince, après m'avoir considéré quelques instants; j'accueille volontiers les étrangers, pourvu qu'ils ne tentent pas d'altérer la foi et les coutumes de nos pères.
Et il me promit, en me congédiant, de donner des ordres pour faire protéger notre caravane dès qu'elle serait sur son territoire.
Je fus d'autant plus satisfait de cette première visite au prince, qu'il avait résolu, à ce qu'il paraît, de ne plus permettre à aucun Européen de séjourner dans le Tigraïe. L'officier allemand et le naturaliste ne tardèrent pas, en effet, à recevoir l'ordre de quitter le pays; à force d'instances, ce dernier obtint un sursis; il abjura ensuite le protestantisme, pour adopter la croyance eutychienne, et il vit encore dans le pays, où il s'est marié.
Je laissai le Père Sapeto à Adwa, et en trois jours, j'arrivai à Halaïe, où je fus rejoint par mon frère.
Le transport des marchandises et bagages se fait à dos de
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