Douze
là-bas.
— Eh bien, tout cela est donc hors de question, n’est-ce pas ? dit Max, son visage impatient s’éclairant à cette possibilité de soulever une faille logique. (Il remonta ses lunettes sur son nez tandis qu’il parlait.) Le Danube est aussi loin de nous que… Varsovie. Même si tu les faisais prévenir aujourd’hui même, Napoléon aura déjà pris Moscou et sera en train de se réchauffer les mains auprès du feu à Pétersbourg avant qu’ils…
Max s’interrompit avant d’avoir fini sa phrase. Plus que n’importe lequel des hommes que je connaissais, il était capable de se détacher de son propre monde. La plupart d’entre nous trouveraient difficile de décrire avec autant de désinvolture la réalité de l’horreur que nous combattions tous, mais Max parvenait à concevoir l’inconcevable. C’était un trait de caractère utile et parfois effrayant. Mais, aujourd’hui, même lui saisissait la réalité potentielle de ce qu’il venait de dire. Vadim regimba face à cette image.
— Si Bonaparte parvenait à atteindre Moscou ou Pétersbourg, les seuls feux qu’ils y trouveraient seraient les décombres fumants d’une ville que ses propres habitants auront préféré détruire plutôt que de la laisser tomber aux mains de l’envahisseur.
À cet instant, cela ressemblait plus à de la bravade démagogique. Nous ne savions pas à quel point ses mots allaient se révéler exacts.
— Max marque quand même un point, dis-je. Tout cela n’est que pure spéculation. Si nous devions faire appel à eux, nous aurions dû les mander il y a longtemps.
— C’est pour cela que je l’ai fait, déclara Dimitri.
Son regard fit le tour de la pièce, se posant successivement sur chacun d’entre nous, comme pour nous défier d’émettre une objection. Vadim savait déjà. Max ne voyait aucun argument logique contre un fait accompli. J’étais fatigué.
— Lorsque nous sommes revenus ici aujourd’hui, une lettre d’eux m’attendait, poursuivit Dimitri. Ils se sont déjà mis en route. Ils prévoient d’arriver ici vers le milieu du mois.
— Espérons seulement qu’ils ne seront pas pris dans les lignes françaises en chemin.
Mon commentaire semblait cynique, mais c’était un problème sérieux. À la suite d’un accord de paix précipité avec les Turcs, la moitié de l’armée russe était revenue à toute allure juste avant Bonaparte. Les amis de Dimitri courraient le même risque. Mais personne ne vit l’intérêt de relever ce point et je laissai donc couler.
— Combien sont-ils ? demanda Max.
— Cela dépend, répondit Dimitri. Vingt si nous avons de la chance – probablement moins.
— À quoi bon ? demandai-je.
Mon ton paraissait plus méprisant que je ne l’avais souhaité, mais il n’excédait pas mon sentiment.
— Davidoff accomplit des miracles avec quelques Cosaques seulement, souligna Vadim.
C’était un coup en dessous de la ceinture : Denis Vassiliévitch Davidoff était en quelque sorte l’un de mes héros. Mais la comparaison était injuste.
— Un escadron de voïsko 1 cosaque est constitué de quatre-vingts hommes ou plus, pas vingt. Tes amis valent-ils chacun quatre Cosaques ?
Dimitri me regarda droit dans les yeux.
— Non, dit-il. Ils en valent dix.
Je ressentis une envie soudaine de le frapper, mais je savais que ce n’était pas contre Dimitri que j’étais en colère.
—Tu devrais peut-être nous expliquer ce qui les rend si remarquables, dit Vadim.
— C’est difficile à décrire, déclara Dimitri, réfléchissant un moment. Vous avez entendu parler des Opritchniki ?
Vadim et moi-même hochâmes de la tête mais Max, de façon surprenante, n’était pas familier de ce terme.
— Lors de son règne, Ivan IV – Ivan le Terrible, comme il aimait à se faire appeler –, durant l’une de ses périodes les moins bienveillantes, mit en place une sorte de troupe personnelle de gardes du corps, connus sous le nom d’Opritchniki, expliqua Dimitri. Ils étaient en charge de la répression interne, ce qui n’est manifestement pas ce dont nous parlons ici, mais la méthode d’un Opritchnik consistait à utiliser une violence absolue et sans retenue. Officiellement, il s’agissait de moines. Ils parcouraient le pays encapuchonnés de noir, tuant toute personne qui, aux yeux d’Ivan, devait mourir. Bien qu’ils soient moines, ils n’étaient pas instruits ; mais leur foi leur donnait le fanatisme dont Ivan avait besoin.
— Et
Weitere Kostenlose Bücher