Douze
Prologue
UN CONTE POPULAIRE RUSSE
D’aucuns situent cette histoire dans la ville d’Atkarsk ; pour d’autres, elle eut lieu à Volgsk, mais dans la plupart des versions, il est fait mention d’Ourioupine : c’est donc là que nous planterons notre décor. Toutes les variantes s’entendent à dater ces événements des premières années du règne du Tsar Pierre le Grand, et toutes s’accordent sur le fait que la ville en question était infestée de rats.
À Ourioupine, les rats apparaissaient toujours en été, dévorant le grain et répandant la maladie. Toutefois, comme partout ailleurs, les habitants avaient appris à survivre à la période estivale, rassurés par l’idée que le froid de l’hiver aurait raison de l’essentiel de cette vermine (sans peut-être pouvoir l’éradiquer complètement, mais au moins en la restreignant de manière à ce que l’été suivant ne soit pas pire que le précédent).
Mais, bien que les hivers aient été aussi froids que l’on puisse s’y attendre à Ourioupine, ils n’avaient guère eu d’effet sur la population des rats. Le nombre de bêtes émergeant au printemps semblait à peine inférieur à celui de l’automne précédent, qui représentait lui-même le triple du printemps d’avant. Lorsque vint le troisième été, les rats étaient partout et les habitants de la ville durent recourir à une solution désespérée : abandonner Ourioupine, la laisser à la merci des rats jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus rien à se mettre sous la dent. Les bêtes seraient alors condamnées à mourir de faim et les humains, un an ou deux plus tard, pourraient revenir.
Avant qu’ils aient pu mettre leur plan à exécution, vers la fin du mois de juillet de cette année-là, un marchand arriva en ville. Il n’était pas russe mais, pour autant que les habitants d’Ourioupine puissent en juger, européen. Il leur expliqua qu’il avait eu vent de leur problème et qu’il était en mesure de les aider. Il était arrivé sur une carriole toute simple, tirée par une mule fatiguée, recouverte d’une grande toile qui cachait son contenu à la vue de tous.
Le marchand indiqua que ce qu’il transportait pouvait éliminer tous les rats de la ville et que, si ce n’était pas le cas, il n’exigerait pas le moindre kopeck en rétribution. Les dirigeants de la commune l’interrogèrent sur la nature exacte de ce chargement, mais il refusa de le leur montrer tant qu’ils n’eurent pas accepté son prix. Rares étaient ceux qui, à Ourioupine, avaient réellement envie d’abandonner la ville ; de nombreuses voix s’étaient même élevées pour dénoncer la folie de cette solution ; le marchand n’eut donc guère d’efforts à fournir pour les convaincre.
D’un geste dramatique (certaines versions préfèrent le terme « prétentieux »), il tira la toile qui recouvrait sa carriole et révéla ainsi une cage, abritant une dizaine de singes. Dans l’obscurité, ils étaient restés placides ; en revanche, dès que la lumière leur parvint, ils se mirent à hurler, agrippant les barreaux et tendant les bras comme pour attaquer les badauds qui s’étaient rassemblés autour d’eux.
Les singes n’étaient pas très grands, arrivant tout au plus au genou d’un humain, mais leur posture recroquevillée les faisait paraître plus petits qu’ils ne l’étaient réellement. Leur corps, à l’exception des paumes de leurs mains et des plantes de leurs pieds, était recouvert de poils noirs et surmontés d’un collier de fourrure blanche. Leurs têtes, pareilles à celles de vieillards, étaient charnues, ridées et imberbes. Certains leur trouvèrent davantage de ressemblance avec des vautours qu’avec des singes.
Le marchand ouvrit la cage et les singes se répandirent dans la ville. Sur le sol, ils se déplaçaient à quatre pattes, l’essentiel de leur poids reposant sur les membres arrière, leurs mains effleurant à peine le sol. Toutefois, ils se mirent rapidement à utiliser bras et jambes pour grimper le long des murs d’étables ou se glisser dans les caves. En quelques minutes, ils avaient totalement disparu.
Pour les habitants de la ville, l’attente commença. Le marchand les avait prévenus : ils devaient garder leurs chiens et chats bien en sécurité chez eux car les singes n’étaient guère regardants sur leurs proies. La plupart enfermèrent également leurs enfants à la maison : si l’une de ces créatures pouvait tuer un
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