Emile Zola
mise en scène, sans avoir besoin de présenter, à chaque oeuvre nouvelle, ces comparses au lecteur. Zola s'est surtout préoccupé de rattacher ses principaux acteurs par le lien familial, la consanguinité et la névrose d'origine. Il nous montre successivement, dans les divers milieux où il promène ses observations, les descendants morbides de la folle des Tulettes, Adélaïde Fouque, tronc dégénéré, d'où sortaient tous ces rameaux humains, poussés dans le terreau du second empire.
C'est pendant l'hiver de 1868 que fut commencée la Fortune des Rougon.
Cet ouvrage fut achevé en mai 1869. Zola habitait alors à Batignolles, rue de La Condamine, n° 14. Ce roman, que l'éditeur Lacroix s'était engagé, par traité, à éditer, devait d'abord paraître en feuilleton, dans le Siècle, alors le plus répandu des journaux politiques. C'était une puissance, cet organe, qui, selon l'aristocrate et le dédaigneux Figaro, avait surtout la clientèle des marchands de vins.
Il n'était pas d'une lecture distinguée. Modéré de ton, anticlérical, hardi, prudemment républicain, le Siècle fut longtemps le seul journal d'opposition.
L'empire libéral le tolérait, tout en le craignant. Mais ne fallait-il pas une soupape pour l'échappement des bouillonnements populaires ? Pour l'époque, ses tirages étaient considérables : 60.000 abonnés. On ne l'achetait guère au numéro ; c'était un journal cher : le numéro se vendait, à Paris, 15 centimes, le prix de l'abonnement était de 80 fr. par an. On ne prévoyait guère alors de grands quotidiens à six ou huit pages, se payant trente sous par mois.
Ces journaux coûteux avaient un tirage restreint et une vaste influence.
L'abonné du Siècle, qui ne croyait pas toujours en Dieu, croyait en son journal, et propageait, comme articles de foi, les propositions des rédacteurs. On se prêtait, on se repassait chaque numéro. Il y avait des groupes, et comme des coopératives de liseurs : un principal abonné, dans de petits cercles de voisins, acceptait des sous-abonnés. Quelques-uns de ces locataires n'avaient droit qu'au journal de la veille, payant une redevance moindre au titulaire de l'abonnement. Les feuilletons étaient patiemment découpés et cousus ; ils formaient de gros cahiers de lecture qui se louaient, se prêtaient : toute une bibliothèque roulante de romans circulant de mains en mains.
Le Siècle, qui d'ailleurs observait un respect dynastique suffisant, par crainte des suspensions et de la suppression, car le ministère de l'intérieur ne badinait pas avec la presse, comptait de nombreux républicains dans sa rédaction.
Il avait pour directeur un bourgeois, riche, solennel, prudhommesque et autoritaire : Léonor Havin. Ce Normand finaud, exploitant l'opposition, escomptant l'impopularité de l'empire, avait été élu député de Paris et député de la Manche. Il avait opté pour Saint-Lô. Ce fut une sotte puissance, longtemps. Il dirigea les élections législatives des dernières années impériales. Il avait pour principaux collaborateurs : Émile de la Bédollière, Jourdan, Léon Plée, Cernuschi, etc., etc. Le feuilleton dramatique était confié à E.-D. de Biéville, l'un des renommés lundistes. La critique musicale était faite par Oscar Comettant. La partie littéraire de ce journal, qui semblait plutôt s'adresser à une clientèle exclusivement politique, était suffisamment soignée, et l'on y donnait des feuilletons d'une facture moins brutale et d'une visée plus recherchée que dans les autres journaux, voués aux exploits des Rocambole et aux aventures invraisemblables des héros de Xavier de Montépin. Le Siècle a publié, entre autres bons romans, les premiers, qui sont aussi les meilleurs, ouvrages d'Hector Malot, et l'on voit qu'il avait accueilli la Fortune des Rougon, oeuvre d'un quasi-débutant recommandé seulement par des critiques artistiques novatrices et combatives, ayant à son actif deux ou trois romans passés inaperçus, signalé enfin aux lettrés, par un dernier livre, Thérèse Raquin. Ce roman, d'une originale brutalité, avait suscité des protestations, voire des nausées. On l'avait qualifié de «littérature putride». Accepter une oeuvre nouvelle de l'auteur, c'était une hardiesse dont il faut savoir gré au directeur du Siècle : ce journal, au fond très bourgeois, avait l'originalité d'accueillir les romanciers nouveaux et audacieux.
Par suite de difficultés ultérieures,
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