Ève
entendre Tubal, le sang me bout plus encore. La douleur me calcine. La colère me soulève le cœur. Ma main ramasse une roche et la jette, comme pour
briser le ciel qui pèse sur moi. Oh, Élohim l'a voulue lourde, cette roche ! Oh, Il l'a voulu juste et puissant, mon jet d'aveugle ! Il n'y a pas eu un cri, seulement le bruit des os qui cèdent et celui du corps de Tubal qui tombe. »
2
À bout de souffle, tourmenté par les visions qui hantaient sa nuit d'aveugle, mon père Lemec'h se tut. Nul n'osa faire entendre le son de sa voix. Ma mère Tsilah pétrissait le linge de lin gorgé du sang de Tubal. Enfin, une plainte jaillit de sa poitrine. Basse, rauque, aussi violente que celle d'une femme dans l'épreuve de l'accouchement. Elle se jeta sur Lemec'h, repoussa avec des gestes de bête féroce Adah et Yaval qui voulurent l'écarter, ouvrit la main gauche de mon père et y pressa le linge écarlate du sang de Tubal.
— Lemec'h, sens-tu le sang de ton fils dans ta paume ? Le sens-tu ?
— Femme ! Tsilah !
— Oui, c'est moi. Je t'ai écouté. La boue du mensonge et de l'hypocrisie empuantissent ta bouche. La flèche qui est encore dans le corps de notre aïeul Caïn est partie de ton arc, mais tu es plus innocent qu'un nourrisson... Tubal en a forgé le cuivre, Élohim a conduit ton bras... Si l'on t'en croit, ce sont eux qui ont manigancé le meurtre !
— Tsilah !
— Et la pierre qui a fracassé le visage de ton fils ? Elle est partie de tes doigts, mais c'est Élohim qui l'a poussée dans l'air... Mensonge ! Mensonge !
— Femmes ! Adah, Tsilah, mes épouses, écoutez-moi ! Oui, ce qui s'est accompli est la volonté d'Élohim. Souvenez-vous, Caïn le premier a tué Abel, son jumeau né à l'image d'Élohim. Et Élohim l'a châtié. Il a exilé Caïn du devant de Son regard. Il l'a jeté dans le pays de Nôd pour sept générations. « Va, a dit Élohim à l'assassin, va. Tu portes Mon signe. Il repoussera tous les bras de la vengeance. Nul ne pourra te frapper avant sept générations. » Et ces générations de Caïn, c'est nous. Depuis la mort d'Abel, nous subissons le châtiment de Caïn l'indigne. Nous épuisons nos forces dans ce pays de Nôd, qui n'est que pierres, épines, désert et âmes errantes soumises à la sauvagerie des idolâtres. Nous vivons dans cette cité d'Hénoch où la douceur d'Élohim ne nous effleure jamais. Où la pluie d'Élohim ne mouille jamais nos visages. Ici, tout n'est qu'indifférence d'Élohim et caprices mauvais de la nature.
« Et pourtant, pourtant, nous, les générations de Caïn, jamais nous n'avons abandonné Élohim. Nous prononçons Son nom avec crainte et respect. Nous ployons la nuque à Sa pensée. Nous déposons des offrandes sur Ses autels. Nous haïssons les dieux qui font danser nos voisins idolâtres. Voilà ce qui fut depuis les premiers jours vécus par Caïn. Et voilà ce qui est terminé ! Ne pleurons pas et réjouissons-nous ! Depuis que la terre de l'Éden a bu le sang d'Abel, les jours de notre Grand-Aïeul étaient comptés. Les générations qui le protégeaient se sont succédé. Et maintenant le châtiment d'Élohim s'est abattu. Élohim a armé mon bras. Tubal a été Son arme. Élohim a repris Son arme. Élohim a repris Tubal. Cela devait advenir. Chassez la crainte de vos cœurs.
Lemec'h aurait voulu encore parler, ma mère aurait voulu protester, mais il y eut du vacarme dans la cour. Je me retournai. Un murmure de respect enveloppa une femme très haute, très vieille, blanche depuis ses cheveux jusqu'à sa tunique et ses sandales. Elle s'appuyait sur un bâton frotté de chaux.
Elle s'avança jusqu'à nous. Je compris aussitôt qui elle était, pourtant jamais je ne l'avais vue.
Lemec'h devina la stupeur qui figeait ceux de sa cour. Il demanda :
— Qui arrive ?
Tsilah et Adah répondirent d'une même voix sidérée :
— C'est Awan, épouse de Caïn, mère d'Hénoch et de nos générations !
Mon père eut un sursaut. Sa main gauche leva le linge gorgé du sang de Tubal qu'il tenait encore. Il le jeta au sol avec un geste de frayeur. Ils ne devaient pas être dix, ceux d'Hénoch qui, comme lui, avaient déjà fait face à la Grande-Mère Awan. Elle était plus secrète que Caïn lui-même. Durant ces milliers de jours et de nuits vécues dans le pays de Nôd, elle s'était tenue à l'écart de la descendance issue de son ventre. Des années interminables de son existence,
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