Fausta Vaincue
Quant à avoir peur pour sa peau, il n’avait jamais eu le temps d’y songer. De temps à autre, il aimait à se plonger dans ces cloaques. Cette nature fine et délicate ne répugnait pas au contact des natures grossières… C’était un des côtés incompréhensibles de son caractère. Pour le quart d’heure, d’ailleurs, il ne cherchait dans ce cabaret que la tranquillité absolue qu’il était sûr d’y rencontrer – tranquillité de l’esprit dans le tapage et les chants avinés qui ne le gênaient nullement.
Il demeura deux jours enfermé là, riant et plaisantant avec les hôtes peu recommandables de l’endroit, et réfléchissant parfois à ce qu’il allait devenir. Car c’était un peu pour réfléchir à son aise qu’il s’était réfugié en ce cabaret.
– Que diable vais-je faire de moi ?… Fausta a voulu faire de moi un chef d’armée, un chef de conquérants ou de brigands, je ne sais plus au juste, et je n’ai pas voulu ; Sa Majesté de Navarre a voulu faire de moi quelque chose comme un ministre, un pédant, un donneur de conseils ou d’eau bénite, je ne me souviens plus, et je n’ai pas voulu ; Valois a voulu faire de moi un maréchal, un affameur de Parisiens, un pendeur de guisards, ou je ne sais plus trop quoi de pareil, et je n’ai pas voulu. Mais moi, que vais-je faire de moi ?…
Au fond, Pardaillan se sentait sollicité par deux résolutions qui ne le satisfaisaient ni l’une ni l’autre ; la première, c’était d’accepter l’hospitalité qui lui avait été offerte à Orléans par Charles d’Angoulême et sa mère ; la deuxième, c’était, comme il l’avait promis à Huguette, et comme il y songeait lui-même, d’aller se reposer à la
Devinière.
Il écarta promptement la première solution. Et quant à la deuxième, il demeura en suspens.
Le matin du troisième jour, Pardaillan sortit à pied et s’en alla à la
Devinière.
Paris était en rumeur. Une joie énorme éclatait par les rues. On dansait, on tirait des bombardes ; les gens portaient des écharpes vertes couleur d’espérance qui avaient été distribuées par Mme de Nemours et sa fille la duchesse de Montpensier… Cette joie, ces écharpes vertes, ces danses, ces clameurs, cette ivresse de tout un peuple, c’était Paris qui portait le deuil de la dynastie des Valois. Aux premiers cris qu’il entendit, Pardaillan comprit que c’était fait. On vendait des placards où était imprimé le portrait de Jacques Clément, martyr et sauveur du peuple. Et comme on n’avait certes pas eu le temps de les imprimer depuis deux jours, Pardaillan en conclut que ces placards avaient été préparés d’avance.
– Pauvre malheureux ! songea le chevalier, en voilà un qui aura payé cher quelques baisers de la boiteuse… oh ! oh ! que diable s’est-il passé à la
Devinière
?
Il était arrivé rue Saint-Denis, devant le perron de la fameuse auberge, autrefois baptisée par maître Rabelais en personne, du temps de Grégoire l’ancêtre. La porte de la cuisine était murée. Au lieu de la porte vitrée qui surmontait le perron, c’était une belle porte en chêne plein, ornée de clous. Le perron lui-même était modifié et enrichi d’une belle rampe en fer forgé ; l’enseigne avait disparu ; la maison repeinte, avec des fenêtres neuves, vous avait un air bourgeois des plus cossus. Pardaillan demeura dix minutes tout étourdi et quelque peu chagrin.
La
Devinière
n’est plus ! fit-il dans un soupir. Voilà bien la gloire de ce monde !… Adieu, paniers ; vendanges sont faites !
Il allait se retirer tout triste, lorsque sur le côté gauche de la belle porte en chêne, il remarqua une plaque de marbre sur laquelle était gravée une inscription. Il s’approcha curieusement et lut ces mots :
LOGIS PARDAILLAN
– Logis Pardaillan ! répéta le chevalier avec stupeur. Ah ça ! j’ai un logis à Paris, moi ? Et je n’en savais rien ? Il faut pardieu, que j’aie le cœur net de cette énigme.
Il escalada le perron et heurta le marteau. Une accorte servante ouvrit aussitôt, l’examina un instant, et le pria d’entrer.
« Parbleu ! songea le chevalier, puisque c’est mon logis !… »
Et il entra dans la grande salle où une nouvelle surprise le fit cligner des yeux : en effet, si l’auberge n’était plus auberge à l’extérieur, elle l’était encore, et plus que jamais, à l’intérieur : rien n’était changé à la grande salle.
Weitere Kostenlose Bücher