Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
voulait pas attirer les regards.
Les conditions n’étaient pas idéales (je n’avais qu’un petit chaudron pour la cuisson), mais je concoctai un ragoût d’agneau qui me parut plutôt correct. J’allais le goûter et rectifier l’assaisonnement lorsque Borgia arriva.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-il.
Il avait l’air fatigué mais satisfait, et j’en conclus que tout se passait bien. Ses secrétaires rôdaient dans les parages. S’ils m’avaient reconnue (j’en étais même sûre), ils avaient la sagesse de le garder pour eux.
— En sorte de ne pas vous empoisonner.
Il leva un sourcil.
— En aurais-tu envie ?
— Pas pour l’instant.
Ce n’était pas très diplomate de ma part ; cependant, à ma décharge, je me sentais nerveuse. J’étais sur le point de goûter un plat dont j’étais relativement sûre, mais si je me trompais j’allais très bientôt le savoir. Le genre de chose qui n’aide pas quand on est déjà de mauvaise humeur.
Permettez-moi de préciser en passant que si certains empoisonneurs n’hésitent pas à s’affranchir de leurs responsabilités en confiant la mission du goûteur à de malheureux domestiques, ce n’est pas une pratique si courante que cela. Le seigneur qui confie sa vie et celle de sa famille à un empoisonneur ne tolérera guère longtemps qu’il fasse preuve d’hésitation en la matière.
Je mis une petite louche de ragoût dans un bol et commençai à manger debout.
— Qu’est-ce que ça donne ? s’enquit Borgia au bout d’un moment.
— Pas mauvais. La viande est un peu dure mais c’est mangeable.
Et plus important, je me sentais bien. Aucune brûlure soudaine dans la bouche ou la gorge, aucune convulsion de l’estomac, rien n’indiquant que les ingrédients utilisés n’étaient malencontreusement pas comestibles. Je me détendis quelque peu et parvins même à sourire légèrement.
Borgia s’abstint de commenter le fait que j’étais prête à mourir si nécessaire pour le protéger, mais je n’en attendais pas moins de lui. Il se retira dans sa chambre et quelques instants après, demanda à ce que son dîner lui soit servi. Je le lui amenai et, sur son invitation, restai auprès de lui.
— Ce n’est pas mauvais du tout, annonça-t-il après avoir enfourné plusieurs bouchées. Manifestement, nous ne mourrons pas de faim.
J’inclinai la tête en signe de remerciement et lui resservis du vin.
— Assurez-vous simplement de ne rien manger ni boire en dehors de vos quartiers. Si Morozzi est réellement ici, il s’arrangera pour vous empoisonner aussi loin que possible des quartiers de della Rovere. Et donc…
— Il est ici, me coupa Borgia.
En voyant le regard interloqué que je lui lançai, il ajouta :
— Je l’ai entraperçu il y a plusieurs heures, et à mon avis ce n’était pas un hasard. Il voulait me faire savoir qu’il est tout près.
— Pour vous déconcentrer, vous faire peur, même ?
Il Cardinale grogna et prit une autre gorgée de vin.
— Si c’est ce qu’il cherche, ce freluquet dont la folie n’a d’égale que l’orgueil va être bien déçu. Il m’en faudrait plus pour m’effrayer.
La description était amusante et je faillis sourire, mais je pris sur moi de dire d’un ton sérieux :
— Je vous en supplie, Éminence, ne le sous-estimez pas. Moi-même j’ai commis cette erreur et je le regrette amèrement.
Il me regarda d’un air perspicace par-dessus sa coupe.
— Tu te sens responsable de ce qui est arrivé à la basilique.
— Comment pourrait-il en être autrement ?
Je me gardai bien de lui dire que Rocco songeait de même et que son jugement était mérité.
— Si tu n’avais pas agi avec un tel discernement, à l’heure qu’il est le garçon serait mort et nous serions tous plongés dans le chaos.
— Si j’avais fait preuve de discernement dès le départ, ce petit garçon n’aurait même jamais été en danger et Morozzi aurait cessé depuis longtemps d’être une menace.
Borgia finit son ragoût puis se laissa aller en arrière dans son fauteuil. Il faisait chaud dans la pièce, malgré les épais murs de pierre qui empêchaient la chaleur estivale de pénétrer. Il n’y avait pas d’air. Une goutte de sueur me glissa le long de l’échine.
— Si je ne m’abuse, dit-il, la seule véritable erreur que tu as commise a été de me cacher ta première rencontre avec Morozzi, et pour cela tu peux être pardonnée.
En voyant ma surprise, il
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