Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
idée à propos des assistants qui l’accompagneraient au conclave, il y avait une limite à tout.
— Je me ferai une natte très serrée et l’enroulerai autour de ma tête. Du moment que je garde mon chapeau, personne ne devinera.
— Et tu comptes dormir avec ? s’enquit Borgia lorsque j’émergeai de derrière le paravent, où j’avais revêtu la livrée rouge et or que portaient les pages et autres domestiques au service d’Il Cardinale.
Il parut amusé en me voyant.
— Pourquoi as-tu l’air si mal à l’aise, Francesca ? Ce n’est pourtant pas la première fois que tu t’habilles en garçon.
Là encore, je ne fus pas étonnée qu’il soit au courant de ma curieuse habitude. Je voyais bien que sa suggestion de me faire entrer clandestinement au conclave ne venait pas de nulle part, mais je me sentis tout de même obligée de le mettre en garde.
— Vous êtes bien conscient que Morozzi a l’intention de vous tuer de façon à me rendre responsable du meurtre, n’est-ce pas ? Si je suis au conclave, il lui sera d’autant plus facile de convaincre les autres et, ce faisant, de couvrir della Rovere.
— Raison de plus pour faire échouer ses plans.
En reconnaissance du fait que nos destins étaient bel et bien inextricablement liés, Borgia attrapa des coupes et nous versa du vin à tous deux.
— Prends courage, Francesca, me dit-il en m’en tendant une. Tu es sur le point d’assister à l’extraordinaire spectacle de Dieu faisant connaître Son choix aux princes de cette Église. S’il est possible que tu ne trouves pas cela exactement édifiant, je peux t’assurer que tu ne l’oublieras jamais.
Je marmonnai que je serais agréablement surprise si je vivais suffisamment longtemps pour m’en souvenir, puis levai ma coupe et bus un grand coup. J’avais l’estomac vide et le vin me secoua, mais au bout d’un moment, mon corps capitula.
Tout comme je capitulai devant les intentions que Dieu avait pour moi, quelles qu’elles soient.
Lorsque le soleil se leva sur un jour nouveau, moi, une simple femme (même habillée en garçon), je rejoignis la procession de prélats et d’assistants qui traversa la place devant Saint-Pierre pour se rendre au palais apostolique, et de là à la chapelle Sixtine. Les voix éclatantes des cantoretti nous accompagnèrent en chemin. Des milliers de fidèles rassemblés applaudirent à notre passage, entonnant des prières pour que la volonté du Tout-Puissant soit faite.
Agenouillée sur le sol en pierre de la chapelle, sous les yeux de Moïse, de Jésus, des apôtres et des saints, j’écoutai la messe du Saint-Esprit. En sa qualité de vice-chancelier et de doyen du Sacré Collège, Borgia aurait dû la célébrer ; mais ce fut della Rovere qui monta sur l’autel dans ses habits rouges de cérémonie. Je ne fus pas la seule à m’en étonner. Plusieurs de mes voisins échangèrent des regards interloqués et firent des commentaires à voix basse. Ce non-respect du protocole était-il le signe d’une capitulation de la part de Borgia ? Était-ce une façon de reconnaître le rôle prééminent de son rival parmi les cardinaux ? Ou bien était-ce une habile manœuvre de sa part, une démonstration de ses talents de diplomate et de sa bonne volonté, destinée à mettre en évidence sa vocation à devenir pape ?
Cela causa dans tous les cas un tel tumulte que l’on ne prêta guère attention au service en lui-même, jusqu’au moment de recevoir la communion. Je profitai de me lever pour jeter un rapide coup d’œil autour de moi en espérant voir Morozzi : il n’était nulle part. Mais cela eut tout de même pour effet de me distraire un peu de l’angoisse que j’éprouve en général à ce moment précis de la messe.
S’agissant du corps de notre Seigneur, je m’en tirai plutôt bien, et je parvins à ne boire qu’une seule goutte du vin changé par le miracle de la transsubstantiation en sang de notre Sauveur. Le temps que je revienne à ma place et m’agenouille de nouveau, mes mains étaient tout de même moites. J’avais terriblement peur que mes « visions », comme je les appelais désormais, ne choisissent justement ce moment-là pour me reprendre ; mais Dieu, dans Sa miséricorde, m’épargna.
La messe était finie que l’on entendait toujours chuchoter. L’heure était venue de prononcer le discours solennel. La tradition voulait que dans ce dernier, l’orateur aborde le thème de l’immense
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