George Sand et ses amis
n'avais pas la force de soulever ma paupière pour voir le haut de ce groupe, où la tête de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me dérobait aussi une partie du groupe ; mais cette tête que je cherchais vint d'elle-même se poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me fallut une minute pour comprendre cette révélation : mais je compris tout à coup et je poussai un léger cri. J'essayai alors de tourner ma tête sur l'oreiller et elle tourna. Ce succès me rendit si joyeux, que j'oubliai mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes gardiens pour leur crier : «Mes amis, je suis vivant !» Mais je songeai qu'ils ne s'en réjouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello s'approcha de moi, me regarda et dit : «Il va mieux. S'il continue ainsi, il est sauvé !» Je l'étais en effet.
«C'est, je crois, le même soir, ou le lendemain peut-être, que Pagello s'apprêtait à sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit de prendre le thé avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et causa gaiement. Ils se parlèrent ensuite à voix basse, et j'entendis qu'ils projetaient d'aller dîner ensemble en gondole à Murano. «-Quand donc, pensais-je, iront-ils dîner ensemble à Murano ? Apparemment quand je serai enterré.» Mais je songeai que les dîneurs comptaient sans leur hôte. En les regardant prendre leur thé, je m'aperçus qu'ils buvaient l'un après l'autre dans la même tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir. George Sand le reconduisit.
Ils passèrent derrière un paravent, et je soupçonnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumière pour éclairer Pagello. Ils restèrent quelque temps ensemble sur l'escalier. Pendant ce temps-là, je réussis à soulever mon corps sur mes mains tremblantes. Je me mis à quatre pattes sur le lit. Je regardai la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse ! Je ne m'étais pas trompé. Ils étaient amants ! Cela ne pouvait plus souffrir l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le moyen de douter ; tant j'avais de répugnance à croire une chose si horrible !»
Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incrédulité que nous inspire le récit de Paul de Musset. Il ne revêt aucun caractère de vraisemblance. Il se produit après la mort du poète, qui par tous ses actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement démenti. Il est rédigé en des termes déclamatoires et mélodramatiques qui ne sont pas le style d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred Tattet rapportait de Venise, avec la plus élémentaire pudeur féminine, avec ce respect dû à la mort qui plane au-dessus du lit d'un être qu'on a aimé. George Sand a pu reprendre sa liberté et se détacher de Musset, convalescent et guéri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il était au seuil de l'agonie.
Toutefois entre le poète et sa maîtresse, à la suite des explications orageuses précédemment accumulées, était survenu ce que M. Paul Bourget a appelé «l'irréparable.» George Sand avait admirablement soigné l'ami malade ; elle était incapable de pardonner à l'amant qui l'avait offensée. Sur ce point, elle donne de son caractère une analyse bien pénétrante dans une sorte de confession adressée à Pagello : «Quand je vois les torts recommencer après les larmes, le repentir qui vient après ne me semble plus qu'une faiblesse.
Tu me commandes d'être généreuse. Je le serai ; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous les trois... Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime, et quand j'ai dit une fois je ne vous aime plus, il est impossible à mon coeur de rétracter ce qu'a prononcé ma bouche. C'est là, je crois, un mauvais caractère ; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, et ne m'offense jamais. Je ne suis pas généreuse, ma conscience me force à te le dire. Ma conduite peut être magnanime, mon coeur ne peut pas être miséricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par amour ce m'est impossible.»
Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle dédie à Pagello, comme à l'idole vers qui tendent ses désirs et ses extases :
«Es-tu sûr que je sois digne
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